Enfin, l'Afrique de l'ouest



La lourde porte métallique s'ouvre sur une nuit noire, et les voyageurs exténués par leur long vol se mettent en marche. Une chaleur étouffante oppresse Vincent dès sa sortie de l'avion. Tout en descendant l'escalier automoteur, il promène un regard étonné sur le tarmac: quelques soldats, mitraillettes en main, postés par-ci par-là. Bienvenue à Ouagadougou, la capitale du Burkina Faso.

Les nouveaux arrivants avancent d'un pas ferme vers l'aérogare peu illuminée. Vincent suit le déferlement de cette vague humaine qui semble savoir où aller. L'Afrique est une première pour lui. Récemment embauché par une compagnie minière canadienne, il doit trouver et évaluer les sites d'orpaillage(1) sur une concession minière, située à 180 kilomètres au nord de Ouagadougou, à Ouahigouya.

La nouveauté interpelle le géologue. Oubliant la fatigue de son voyage, il ouvre grand les yeux. Devant l'entrée de l'aérogare, des nuages noirs d'insectes tournoient autour de la lumière froide des lampadaires. Le terminal est nu et triste, lézardé de toutes parts; murs et plafonds de couleur ocre jettent une atmosphère des plus lugubres. Vincent se place avec les autres voyageurs dans la file d'attente pour le contrôle des passeports. Il s'éponge plusieurs fois le front du revers de la manche. Quelle lourde et humide chaleur! Il fond littéralement sur place.

Après vérification de son visa, l'officier tamponne son passeport: entré le 11 septembre. On le dirige ensuite vers le contrôle sanitaire, où l'on inspecte son carnet de santé, en particulier la vaccination contre la fièvre jaune.

Une urgence le prend alors qu'il se rend vers la zone de retrait des bagages. Du regard, il repère aussitôt l'enseigne des toilettes, et s'y rue. Sitôt la porte ouverte, une odeur infecte l'assaille; devant lui, des murs crasseux et repoussants: les toilettes se résument à un simple petit trou dans le sol cimenté et à deux parties saillantes où l'occupant pose les pieds. Dans le trou, un monde grouillant d'insectes coprophages est actif. Malgré son dégoût, Vincent s'accroupit et s'exécute en grande hâte. Alors il constate qu'il n'y a pas de papier hygiénique; seule une théière remplie d'eau à même le sol... Heureusement pour lui, il découvre de mouchoirs en papier dans sa poche. Si les toilettes publiques existent au Burkina, ce sont toujours ces cabinets à la turque. Le papier hygiénique est un luxe que ne peut se payer la grande majorité des Burkinabés.

Le convoyeur roule déjà à l'arrivée du géologue; des bagages commencent à défiler sous les yeux des voyageurs amorphes. Ceux de Vincent apparaissent enfin. Après avoir glissé le sac à dos sur ses épaules, il se rend au bureau des douanes avec la mallette du téléphone satellite dans une main, le porte-documents dans l'autre, l'ordinateur portable en bandoulière et l'étui à cartes sous le bras. Après l'inspection, le géologue passe au contrôle des passeports avant de sortir de l'aérogare.

Dehors, une foule compacte est massée devant la porte. Certains crient "taxi, taxi". D'autres ombres tiennent un bout de carton à la main portant l'inscription d'une personne. Vincent repère alors son nom sur un des cartons. Pendant qu'il se fraye un chemin vers un homme d'âge mûr qui porte un boubou(2) et une chéchia(3) bleu marine ornée de broderies d'or, un inconnu le bouscule et lui arrache l'étui à cartes des mains. La scène se déroule si vite que Vincent n'a pas le temps de réagir ni de crier au voleur... L'inconnu s'est déjà volatilisé dans les ténèbres de la nuit. Vincent en reste interdit, stupéfait. Il semble que personne n'ait rien vu. La vie continue, comme si rien ne s'était passé.

Remis de ses émotions, le géologue court au-devant de l'homme au boubou.

- Je suis Vincent.

- Heureux de vous rencontrer. Je suis Ouadreogo Joseph(4), dit-il en lui tendant la main. Bienvenue au Burkina Faso. Avez-vous fait bon voyage?

- Ecoutez, Joseph! Un inconnu vient de me piquer le tube de cartes. Il vient de partir par là...

Joseph se retourne vers un homme assez âgé portant une calotte blanche de musulman et lui ordonne d'un ton dédaigneux de se mettre à la poursuite du voleur.

- C'est mon chauffeur, Issa, explique-t-il.

Joseph a les traits typiques des gens de son pays: de grosses lèvres, un nez épaté et un front fuyant; avocat de profession, il travaille à mi-temps pour la compagnie. Sa fonction est de s'assurer de la bonne marche des opérations c'est-à-dire de s'occuper des tracasseries administratives: location d'une villa, achat et dédouanement d'un camion à quatre roues motrices, obtention de documents officiels comme la carte grise(5), la carte rose(6), l'ordre de mission(7), ouverture d'un compte en banque... Homme influent, il a négocié le permis d'exploration de Ouahigouya auprès du ministre des Mines.

Issa revient bredouille.

- Je suis vraiment désolé de cet inconvénient, sympathise Joseph. Était-ce important?

- Oui.

- Ne vous en faites pas, nous retrouverons votre tube. Mais pour l'instant, il n'y a rien que nous puissions faire ce soir. Nous irons au poste de police demain matin. Venez, vous avez besoin d'une bonne nuit de repos.

Issa prend les bagages de Vincent et tous trois se dirigent vers une Mercedes rouge en stationnement. En route vers le centre-ville, le géologue examine les abords de la route que la voiture avale, mais ses yeux ne rencontrent que le noir ou presque. Seules quelques bougies ou lanternes isolées trouent les ténèbres de la ville endormie. On le dépose à l'hôtel Indépendance pour la nuit.

Quand il se couche, Vincent est soucieux; son projet commence mal. Les cartes sont certes indispensables pour la recherche de l'or, mais elles ne sont pas irremplaçables. Il peut toujours téléphoner au bureau à Montréal et demander qu'on lui en envoie de nouvelles. Cette solution apaise un peu ses craintes, même s'il est conscient que ses premiers pas en terre africaine n'ont rien d'extraordinaire: se faire dérober un étui à cartes en sortant de l'aéroport comme un parfait imbécile, tu parles!

Le lendemain, Joseph prend Vincent à l'hôtel, puis ils vont au poste de police. La voiture s'arrête devant le poste de garde d'une caserne.

- Nous désirons voir un commissaire, dit Joseph en s'adressant à l'officier de garde.

- Pour quel motif?

- Pour déclarer un vol.

- Veuillez entrer et attendre dans la cour.

La Mercedes pénètre dans l'enceinte et se gare devant un des bâtiments à trois étages. Bâtis en béton, ces édifices sont peints en vert jade, une couleur qui rendrait perplexe tout décorateur chevronné. On leur fait signe de s'asseoir sur des chaises en plastique, à l'ombre d'un gros manguier, où se trouve un homme plongé dans un profond sommeil. Ce dernier se réveille en sursaut et culbute à la suite de deux mangues qui, dans un bruit sourd, s'écrasent au sol tout près de lui. Vincent réprime un sourire.

La caserne déborde d'activité. Le va-et-vient bruyant de motos de police et de gens qui circulent est continuel. Malgré son short et une chemise à manches courtes entrouverte, le géologue transpire déjà à cette heure matinale. Un commissaire de police finit par se présenter à eux. Après un échange de poignées de mains et de politesses, il demande:

- Que puis-je faire pour vous?

- C'est pour déclarer un vol, dit Joseph.

- Veuillez bien me suivre.

Ils traversent la cour, puis entrent dans un grande pièce sale dont la peinture s'écaille. Deux téléphones noirs sont posés surun bureau encombré de dossiers, au centre de la pièce. Derrière le bureau, un calendrier et le portrait du président du Burkina Faso ornent le mur décrépi. Dans un coin, un petit classeur métallique gris semble perdu parmi cette vaste pièce. Un ventilateur électrique au plafond brasse tant bien que mal l'air chaud.

Le commissaire invite ses hôtes à s'asseoir.

- De quoi s'agit-il au juste?

Vincent explique ce qui s'est passé la veille au soir à l'aéroport.

- Qu'y avait-il dans le tube?

- Des images satellites et plusieurs cartes de géophysique aéroportée.

- Des images satellites de quoi?

- De la région de Ouahigouya. Nous avons obtenu l'autorisation de votre gouvernement d'y explorer le potentiel aurifère. Vous savez, votre pays vient tout juste de s'ouvrir aux capitaux et à la technologie des compagnies minières étrangères.

- Vous avez un permis de travail et un ordre de mission?

Joseph ouvre sa mallette et produit les documents en question.

- Très bien, veuillez remplir cette déclaration. Mais avant de la remplir, je vous demande d'en faire une photocopie. C'est le seul exemplaire que nous avons, confesse le commissaire, à la stupéfaction du géologue.

Joseph somme Issa de partir à la recherche d'une photocopieuse, et ce dernier disparaît dans les rues avoisinantes.

- Quelles sont les chances de retrouver le tube? s'enquiert Vincent.

- Plus qu'excellentes. Dès que le voleur aura pris connaissance de son contenu, il voudra s'en débarrasser au plus vite.

La confiance du commissaire l'étonne, mais il se garde bien de lui poser des questions.

Le téléphone se met à sonner, suivi peu après du deuxième. Voilà le commissaire avec deux téléphones en main, un à chaque oreille, dirigeant son attention d'un téléphone à l'autre et parlant aux deux en même temps! Le géologue se mord la lèvre pour ne pas rire. La situation prend une tournure comique lorsque le commissaire engueule la personne du premier téléphone lui disant qu'il ne s'adressait pas à elle, mais à l'autre. On sent la confusion à l'autre bout du fil, aucun des interlocuteurs ne sachant que le commissaire converse avec deux personnes à la fois.

Issa revient finalement avec une photocopie du formulaire. Au moment de la remplir, Vincent réclame un stylo, mais ni le commissaire ni Joseph n'en ont un. On envoie le pauvre Issa en chercher un. Une fois le stylo trouvé, le géologue met par écrit ce qui s'est passé, tout en précisant la dimension et la couleur de l'étui à cartes, puis il signe la déclaration. Maintenant, il s'agit de coller des timbres sur celle-ci pour la rendre officielle; comme par hasard, le commissaire n'en a pas! Une fois de plus, on envoie encore Issa à l'extérieur, qui doit passer au crible les boutiques du secteur, car on ne rencontre pas des timbres à tous les coins de rue. Vincent commence à comprendre pourquoi sa compagnie fait appel aux services de Joseph. La bureaucratie africaine semble d'une de ces lourdeurs...

- Bon, je crois que j'ai tout ce qu'il faut pour ouvrir une enquête.

- Très bien, répond Joseph en se frottant les mains. Pouvez-vous me tenir au courant des progrès de l'enquête sur une base journalière? Voici ma carte de visite. Vous pouvez me joindre à ce numéro de téléphone à toute heure de la journée. Je veille aux intérêts de monsieur Vincent.

- Pas de problème.

Leur prochaine escale de la journée est Ouahigouya. Sortir de la capitale n'est pas une mince affaire. Des gens à pied, à bicyclette, en cyclomoteur, en moto ou en charrette tirée par un âne encombrent la route pendant les dix premiers kilomètres. Des minibus surchargés, entassant valises, boîtes, cyclomoteurs et même animaux sur le porte-bagages, penchent de côté. De vieux camions délabrés donnent l'impression de rouler de biais, comme si l'essieu avant était désaxé par rapport à l'essieu arrière. Ils circulent habituellement sans pare-brise, ni feux rouges arrière, ni feux de position, ni rétroviseur extérieur; il en coûterait trop cher pour remplacer les pièces défectueuses ou manquantes.

Le réseau routier est en piètre état, comme s'il avait été l'objet d'un bombardement la veille. Le plus souvent défoncées, bombées, pleines d'ornières et de nid-de-poule, les rues sont en terre battue, excepté les grandes artères, en goudron. S'échappant des caniveaux qui courent le long de ces artères, des odeurs d'urine empoisonnent l'air. Partout Vincent ne voit que des hangars précaires, sans hygiène. Des rues sales et pleines de détritus. Des terrains plus que souvent graveleux où poussent parfois quelques herbes perdues. Des sacs bleus en plastique emprisonnés dans le feuillage des plantes ou les branches des arbres que le vent a transportés. Des véhicules au gazole qui crachent une fumée noire et étouffante. Des animaux décharnés qui traînent en toute liberté à la recherche de nourriture; d'une allure nonchalante, ils traversent la chaussée comme si de rien n'était. Les véhicules doivent ralentir ou s'arrêter devant un troupeau de boeufs, de moutons ou de chèvres.

Le géologue ressent l'extrême pauvreté qui se cache derrière le masque du quotidien. Les gens sont plus que squelettiques, quoique très bien habillés; ils portent souvent des vêtements aux coloris chauds et vifs. Le plus déconcertant est ce large sourire qui semble toujours éclairer leur visage. Vincent n'a jamais vu autant de visages aussi souriants de sa vie. On le remarque de partout et on le salue comme un roi; il est bien difficile de passer inaperçu dans un pays noir lorsqu'on est Blanc. Et encore moins si l'on se déplace en Mercedes!

À la sortie de la ville, ils s'arrêtent à un contrôle militaire, puis à un péage. Les voilà enfin sur la route nationale pour Ouahigouya. Devant les yeux du géologue défilent des champs de mil, lesquels cachent des hameaux de petites cases rondes en argile coiffées d'un toit de paille. À défaut de ces champs, une terre rouge brique désolée s'étend à perte de vue. Le vert de la végétation qui tranche avec la couleur rouge de la terre l'impressionne.

Pendant tout le trajet, le relief est très plat. Quelquefois, la silhouette lointaine d'un acacia ou d'un baobab brise la régularité monotone du paysage.

Soudain, quelques branches d'un feuillu sont étalées sur la route. Issa les évite, puis ralentit. Dans la courbe, un camion s'est immobilisé; le conducteur est couché sous son véhicule. Lorsqu'un véhicule tombe en panne, il reste là où la panne s'est produite au lieu de se ranger sur l'accotement. Les branches agissent comme triangle de signalisation routière annonçant un danger imminent.

Au bout de deux heures de route, ils atteignent enfin Ouahigouya. Vincent observe avec intérêt la nouvelle ville où il habitera jusqu'à la fin de juin. Elle compte environ 50,000 personnes; la moitié de la population est musulmane, 40% animisme et 10% catholique.

La Mercedes s'immobilise entre une porte métallique à deux battants et une porte d'entrée, toutes deux encastrées dans un mur haut de deux mètres et demi. Derrière cette façade se cache la villa de Vincent. Issa donne deux brefs coups de klaxon. La porte s'ouvre et deux hommes d'un certain âge s'avancent. Ce sont Yusuf, le gardien de nuit, et Adama(8), le cuisinier. En plus de cuisiner, Adama fait le ménage, la lessive (à la main) et le repassage. Même ses chaussettes et sous-vêtements seront repassés!

Un sourire étrange glisse sur les lèvres de Vincent. Quel luxe! Le voilà maintenant avec des domestiques! Attacher des domestiques à son service est une chose très répandue en Afrique. Héritage du colonialisme, cette pratique ne coûte presque rien. Et les étrangers ou les Africains riches comme Joseph qui n'en engagent pas sont très mal vus de la population.

Parmi les tâches domestiques, certaines ont plus de prestige que d'autres; comme cuisinier, par exemple. Aussi, Adama a congé tous les après-midi ainsi que le dimanche, alors que Yusuf travaille toutes les nuits, et ce, sept jours sur sept. Et il gagne une fois et demi le salaire de Yusuf.

Ils pénètrent dans la petite cour intérieure de la villa; deux arbres le peuplent, ainsi qu'un terrain latéritique non aménagé où poussent des plants d'arachides. Un pick-up bleu foncé à quatre roues motrices et double cabine est garé dans l'allée: c'est le véhicule destiné à Vincent pour ses travaux de prospection.

Un patio recouvert de larges carreaux de céramique rouge se trouve devant la porte de la villa. Cette dernière s'ouvre sur la salle à manger qui est meublée d'une table, de six chaises et d'un buffet bas. Les murs en ciment, peints en bleu pâle, sont complètement nus, un décor plutôt impersonnel et froid; même le plancher est en ciment. Le vide de la salle est d'autant plus frappant que le plafond est très haut, plus de trois mètres environ.

Au plafond, le mouvement d'un petit animal attire tout à coup l'attention de Vincent.

- C'est un gecko, l'informe Joseph en voyant le géologue prendre un air étonné.

Lézard timide qui marche la tête en bas et mesure une dizaine de centimètres de long, le gecko possède des yeux globuleux et une grosse ventouse aux quatre doigts des pattes. Son nom provient du cri qu'il émet: gecko. Curieusement, sa queue ne pend pas du tout: elle est raide comme collée au plafond.

- Comme il se nourrit d'insectes, on l'apprécie beaucoup dans les maisons, ajoute Joseph.

Se sentant soudainement observé, le gecko gagne rapidement le mur, le descend et se cache derrière le buffet.

La villa a aussi deux chambres à coucher, un bureau, une cuisine et une salle de bain. La douche se résume à un robinet et un pommeau. L'eau coule carrément sur le plancher; elle s'évapore au contact de la chaleur en un rien de temps. Les toilettes ont une cuvette avec siège et une chasse d'eau fixée très haut sur le mur, où pend une corde pour faire actionner la manette. Tout le système d'eau fonctionne par gravité. L'eau est emmagasinée dans un château d'eau installé sur le toit de la villa. Le cuisinier a la charge de le remplir et l'alimente avec un tuyau d'arrosage à partir d'une entrée d'eau qui arrive à l'arrière de la cour. Il n'y a pas d'eau chaude, l'eau du château est plus que chauffée par le soleil; parfois elle sera trop bouillante pour se doucher pendant le jour. Avec la chaleur qu'il fait, c'est l'eau froide que l'on désire, pas l'eau chaude.

Toutes les pièces ont un climatiseur, sauf la cuisine. Une moustiquaire enveloppe le lit du géologue pour le préserver des moustiques porteurs de malaria.

Comme Joseph doit repartir pour Ouagadougou, il remet les clefs du camion à Vincent.

- Vous trouverez dans la boîte à gants de votre véhicule les documents réglementaires pour circuler en toute liberté. Pendant que j'y pense, voici ma carte de visite. N'hésitez pas à me contacter si vous avez besoin de quoi que ce soit. Je suis là pour ça. Je vous téléphonerai dès que j'aurai des nouvelles de votre tube. Bon courage, monsieur Vincent!

Au repas du soir, Adama sert de l'antilope grillée avec une sauce aux arachides, du mil bouilli et des piments forts. Le tout arrosé de grosses bières. Affamé, le géologue se sert une bonne assiettée. La gaffe! Le mil lui déplaît souverainement mais il s'efforce de le trouver bon à cause du cuisinier qui l'observe manger. Et pour comble, la première bouchée de piments lui enflamme le visage d'une rougeur soudaine. La bouche en feu, il boit sa bière d'un coup. Dès qu'Adama va dans la cuisine pour lui en chercher une autre, il en profite pour vider le mil de son assiette dans les toilettes, question de ne pas le froisser.

- J'ai adoré votre sauce arachide, déclare-t-il à la fin du repas.

Ragaillardi par une bonne nuit de sommeil, Vincent saute dans son camion et part faire une reconnaissance des lieux. Il découvre vite que l'accès est difficile. À part quelques routes en latérite, il n'y a que des pistes pour bicyclette qui sillonnent l'immense concession. S'aventurer hors des routes est du sport, car le mil haut de trois mètres bouche complètement l'horizon. Même en montant sur le toit du camion, cette mer verte à l'infini s'impose toujours à sa vue. L'embauche d'un guide sera donc nécessaire pour l'aider à s'orienter dans le labyrinthe végétal que devient la brousse à la fin de la saison des pluies.

Sur le chemin du retour, il s'arrête pour examiner des affleurements sur le bord de la route. Les roches sont si altérées qu'il peut les rayer avec un couteau, parfois avec son ongle. C'est tout un contraste saisissant avec les roches dures de son pays. Curieux, il poursuit son investigation. Sur le sol, des cailloux de latérite l'attirent, et il se penche pour les ramasser; à peine les tient-il que la main lui brûle. Poussant malgré lui un cri de surprise et de douleur à la fois, il les laisser tomber.

La journée suit son cours. Plus elle passe, plus le soleil tape dur. Mais Vincent ne s'en aperçoit qu'au moment où il a un léger étourdissement. Il est plus que temps de retourner au camion. Catastrophe! Il a laissé la clé à l'intérieur! Et la porte est verrouillée! Son regard tombe sur la bouteille d'eau minérale abandonnée sur le siège avant... Il tente en vain de forcer la porte. Assoiffé et se pensant incapable de marcher les deux kilomètres qui le séparent de la villa, il se décide à casser la vitre du camion. Le soleil est traître et peut être mortel en Afrique. Les seules armes pour le combattre sont l'eau et l'ombre. Et toute ombre est bonne, que ce soit celle d'un arbre, d'un véhicule en panne ou... d'un parapluie! Même les scorpions, dans les grandes chaleurs, cherchent refuge dans les maisons.

De retour à la villa, Vincent informe Adama qu'il cherche un guide qui parle français pour les travaux en brousse.

Durant la soirée, Adama lui présente Alidou, un jeune homme de petite taille, maigre et chétif, portant une moustache en brosse et des cheveux très courts. Ce dernier lui serre la main, les yeux rivés au sol en signe de soumission. Après un bref interrogatoire, le géologue se frotte les mains en signe de satisfaction, bien qu'Alidou ait peu d'instruction et qu'il sache à peine écrire. Ce jeune homme lui plaît beaucoup. Il a le rire facile, éclatant et contagieux, et parle un très bon français en plus de sa langue maternelle, le moré(9).

- Je te prends à l'essai comme guide de brousse, lui annonce Vincent. Tu commences demain matin. Présente-toi ici à sept heures.

Un sourire radieux se dessine alors sur les lèvres d'Alidou. Pour cet Africain de vingt et un ans, c'est un cadeau qui tombe du ciel, car le travail est rare au Burkina Faso.

1. Exploitation artisanale d'alluvions et d'éluvions, qui contiennent de l'or.

2. Longue tunique flottante.

3. Coiffure cylindrique ou tronconique courte.

4. Les Africains se présentent toujours par leur nom de famille suivi de leur prénom.

5. Immatriculation du véhicule.

6. Certificat gouvernemental qui atteste que le véhicule est en état de rouler. L'inspection est semestrielle.

7. Autorisation écrite du gouvernement qui accorde l'entière liberté de circuler dans le pays.

8. Le prénom des gens révèle l'appartenance à leur religion. Tout prénom n'ayant pas de consonance française indique que la personne est musulmane ou animisme. L'inverse, par contre, indique que la personne est catholique.

9. Le moré est un des 65 dialectes au Burkina.

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