Chapitre 1

Une forêt drue de lianes, de fougères et de mousse s'impose au regard étonné des trois aventuriers. La muraille végétale descend en étages: des palissandres, des acajous, des hévéas et d'autres géants murent le ciel; à l'étage intermédiaire croissent des petits arbres comme le cacaoyer et le papayer; et au sol, des palmiers rampants et de grandes fougères émergent d'un tapis de feuilles mortes et de souches en décomposition. Des tillandsias, des orchidées, des arums, du lichen et de la mousse habillent de partout ces arbres.

La rosée du matin alourdit quelques plantes qui se courbent, éplorées. Des écharpes de brumes entortillées, encore accrochées au sol, jettent sur le sous-bois un léger voile. L'austérité des lieux secoue les aventuriers d'un frisson d'angoisse. Partout des lianes tordues s'enroulent comme des serpents autour des troncs, pendent des branches ou font des boucles sur le sol. Des racines en tous genres abondent: les racines aériennes d'un figuier étrangleur qui ceinturent un géant; des racines traçantes des grands arbres qui s'arc-boutent sur le sol; des racines aériennes qui forment des arceaux; et les racines en échasse du figuier banian qui s'apparentent à des troncs.

Quelques rayons de soleil réussissent tant bien que mal à percer la couronne des grands arbres. Là-haut, des hurlements terrifiants d'une bande de singes hurleurs se prennent à déchirer le lourd silence de la jungle, faisant sursauter les aventuriers.

Une humidité écrasante pèse sur les lieux. Louis enlève sa chemise collée au dos pour éponger son visage en sueur. Immobiles et stupéfaits depuis leur irruption dans la jungle, les aventuriers se hasardent à bouger un peu. Leurs premiers pas dans le sol spongieux soulèvent un nuage de moustiques qui assaillent aussitôt les intrus de piqûres désagréables. Irrité par les assauts infinis de ces insectes piqueurs, Louis se voit contraint de se rhabiller vite.

La jungle s'enfume subitement d'un épais brouillard qui absorbe les aventuriers. Mais une brise passagère se lève avec un murmure de tremblements de feuilles et chasse, pour une bonne part, le brouillard fantôme de l'endroit.

Un gros serpent vert s'élance d'une branche, le corps aplati à la manière d'un ruban, et atterrit sur une branche plus basse. Le coeur de Jean bondit de surprise et une moue de dédain tord la bouche de Maryse. Une inquiétude rampante se lit sur leur visage.

Un cri perçant et indigné marque l'apparition subite d'un oiseau-trompette de la taille d'un coq. Il se jette sans crier gare sur eux. Surpris, les aventuriers détalent. Pendant leur fuite éperdue, ils trébuchent contre un fatras de lianes enchevêtrées jonchant le sol, et tous les trois roulent par terre. En levant les yeux, quatre bambous ornés d'une tête d'homme pas plus gros qu'un poing se dressent devant eux, dans une petite clairière. La vue de ces têtes momifiées les glace d'horreur.

Les aventuriers se redressent sans voix. Jean est le premier à la recouvrer.

- Bon Dieu! Mais où diable avons-nous atterri?

- Dans une jungle peuplée de sauvages, avance Louis.

- Tu m'en diras tant!

Maryse pose sa main sur un arbre, et se sent soudain transportée dans le temps. Les enflures du passé que dégage la clairière sont alors projetées sur l'écran de son esprit. Elle décrit ce qu'elle voit de ses yeux intérieurs.

- Des indiens se tiennent en embuscade dans des arbres... Quatre hommes insouciants du danger passent... Au signe de leur chef, les indiens soufflent dans leur sarbacane. Des flèches empoissonnées se logent dans le cou des victimes... Elles vacillent un peu, puis croulent... Un indien saute au sol... et leur tranche la tête...

Les visages de Jean et de Louis se décomposent de terreur.

- Mais ce sont... comment on appelle ça?... des coupeurs de têtes! s'exclame Louis. Je pensais que cette race était éteinte depuis longtemps.

- Il faut croire que non, réplique Jean.

- Les indiens allument un feu, poursuit Maryse toujours en pleine transe. Ils incisent les têtes depuis la nuque jusqu'au sommet du crâne, et extraient tout... Ils les jettent dans une marmite pleine d'eau bouillante... Les têtes sont ensuite remplies de sable brûlant... Les indiens remodèlent les traits de leurs victimes à mesure que la peau rétrécit... Ils bourrent les têtes d'un duvet végétal... Ils recousent l'incision et suturent les yeux et la bouche... Ils taillent des bambous et y plantent les têtes...

Un silence chargé d'émotion se coagule autour des aventuriers. Louis le brise.

- Pourquoi les indiens ont-ils placé les bambous là?

- Pour marquer leur territoire, répond Maryse.

- Il serait plus sage de quitter cet endroit, souligne Jean.

- Retournons au passage, propose tout de go Louis, peu rassuré par l'endroit.

- Où était-ce encore? demande Maryse.

- Quelque part par ici... Non, plutôt par là... Je ne sais plus. Et toi, Jean, t'en souviens-tu?

- Non. Tout se ressemble tellement ici.

Leur regard s'échappe dans toutes les directions et se perd dans le labyrinthe végétal. Une anxiété latente sourd en eux. Louis couve de la mauvaise humeur, et prend tout à coup Jean à parti.

- Tout ça est de ta faute.

- Bien sûr! Je t'ai entraîné ici avec un revolver sur la tempe, hein?

- Non mais...

- Avez-vous fini vos chamailleries? tonne Maryse, mécontente. Ce n'est pas le temps de perdre son sang-froid. La situation est critique.

Les deux hommes baissent les yeux et se taisent comme des enfants pris en défaut. Le tapage des aras juchés sur la voûte des arbres détourne un instant leur attention.

- Commençons les recherches du passage par ici, ordonne Maryse.

Ils fouillent en vain le sous-bois.

- Autant chercher une aiguille dans une botte de foin. Il faudrait plutôt organiser une fouille systématique, propose Jean.

- Comment?

- En faisant de courtes traverses.

Suivant les directives de Jean, Maryse s'éloigne de trente mètres, puis ils se déplacent tous d'un pas sur la droite. Jean se dirige ensuite vers Maryse. Laissé derrière, Louis taille une encoche dans un arbre avec sa machette. Une fois que la traverse est complétée, ils se déplacent d'un autre pas sur la droite, et Jean marche vers Louis. Ils répètent maintes fois ce scénario, ratissant petit à petit quelques centaines de mètres.

L'humidité persistante finit par détremper les vêtements des aventuriers. Des mouches à sueur se collent en grappe sur eux.

La patience de Louis s'effrite.

- Maudit passage! S'il était au moins visible, cela serait tellement plus simple.

La fouille se poursuit. Soudain un cri de surprise s'échappe de la gorge de Louis. Un pécari mâle - une espèce de sanglier - qui vient de surgir de nulle part, le regarde de travers, en accusant une attitude des plus agressives. La gueule grande ouverte, il exhibe ses canines tout en grommelant. Des gouttes de sueur perlent sur le front de Louis. Le pécari le charge sans plus de cérémonie. Affolé, Louis lâche la machette et se met à courir à toutes jambes.

Une longue et folle course s'ensuit. Pendant la galopade, Louis saisit une liane tombante, et décolle de terre. Une pluie subite de petites choses piquantes lui tombe dessus et il grimace de dégoût. Le pécari passe sous lui. Ne voyant plus l'intrus devant lui, l'animal s'arrête net et regarde autour. Il aperçoit Louis en train de grimper à une liane. Le pécari se campe alors sous lui. La tête levée, il le renifle de son groin.





Grand et costaud, Louis Cardinal au teint de plein air portait une barbe courte. Ses grands yeux noisette surmontés de longs cils foncés, ses cheveux bruns et bouclés et sa simplicité enfantine le rendaient irrésistible auprès des femmes.

Géologue de métier, il travaillait depuis le 5 janvier dernier à Yanacocha, dans le nord du Pérou. Son grand rêve était de trouver au moins une mine dans sa vie. Son thème natal était d'ailleurs très clair là-dessus: un soleil resplendirait à la fin de sa vie, qu'il interprétait comme la découverte d'une mine. Travailleur acharné et de caractère exigeant, il n'était guère apprécié de ses collègues, car son enthousiasme les effrayait. Même ses supérieurs directs se sentaient parfois menacés. Aussi à l'approche de ses trente-quatre ans vivotait-il encore de petits contrats de quelques mois; son contrat actuel était de huit mois.

Les conditions difficiles de sa profession lui avaient coûté son mariage. Sa femme qui s'était accommodée de la précarité de l'emploi de Louis commença à souffrir d'insécurité après la naissance de leur fils: elle désirait plus. Elle blâma ses longues absences dans le bois. Louis trouva donc du travail près de leur demeure. Mais ce n'était pas assez: elle voulait plus d'argent, une maison à eux, deux autos... Une lutte de valeurs sans issue s'engagea. Et la situation prit une intenable tournure au niveau psychologique. Menacé, Louis se réfugia alors derrière la façade de l'indifférence. Son mariage finit par couler, et il demanda le divorce.

La déchirure de son contrat de mariage lui était encore douloureux, et ce, malgré les huit années écoulées depuis le divorce. Ce n'était pas l'acte du divorce qui le bouleversait autant mais plutôt la découverte de la fragilité des liens du mariage. C'était en somme l'effondrement si facile de cette institution sacrée qui lui avait toujours servi de point de repère dans la vie tumultueuse.





***



La course au triple galop de Louis rend Jean et Maryse perplexes. Mais qu'est-ce qui lui a pris, se demandent-ils. Ils guettent, l'oreille tendue, le moindre bruit révélateur. Mais la jungle ne se fait que l'écho de son quotidien. Ils appellent leur compagnon disparu sans résultat.

- Sapristi! Où diable est-il passé? ronchonne Jean.

- Il ne doit pas être bien loin. Partons à sa recherche.

- C'est ça! Allons nous perdre dans cette jungle embrumée! Si l'on quitte cet endroit, on ne sera plus comment y revenir. Et tu peux dire adieu à...

- Non mais, il est peut-être blessé! s'indigne-t-elle. Tu ne vas pas l'abandonner!

- Mais non! Laisse-moi le temps de réfléchir un peu... Bon! cochons des arbres en route. Ils nous serviront de points de repère.

- C'est une excellente idée!

Ayant récupéré la machette de Louis, ils partent dans la direction où il s'était enfui. Une odeur suave de fleurs qui voyage dans la faible brise se dévoile à leur odorat. Le sol se dépouille subitement de son linceul de brume, et la jungle devient bruyante: des tamarins, des ouistitis et des sajous s'agitent dans les arbres. De nombreux colibris bourdonnants, en quête de nectar, s'affairent à visiter des orchidées. Des aras et des toucans tapageurs fendent l'air de leurs ailes. Leurs défécations tachent en blanc, ici et là, la sombre verdure comme si un peintre les avait dessinés avec un coup de pinceau très léger.

Une suite de mouches à sueur tenaces talonne les aventuriers des plus agacés. Durant leur déplacement, un enchevêtrement de fils d'araignée invisibles se colle souvent à leur visage et à leurs vêtements. Et des lianes enroulées au sol, cachées par des fougères ou des palmiers rampants, freinent à tout moment leur marche.

Jean bute contre une liane qui le ligote brusquement à un tronc. D'un coup de machette, il se dégage de cette mauvaise posture.

- Cet endroit, Maryse, renferme plein de dangers.

Ses yeux tombent sur un appentis de palmes adossé à un morceau de bois qui est fixé à deux arbres par des lianes. Un feu de camp éteint dort devant l'endroit.

- Regarde, Maryse! Une habitation primitive! s'écrie Jean.

Maryse pose la main sur l'appentis, et son regard se voile.

- Des indiens viennent de temps à autre chasser ici pendant quelques jours.

Un frisson parcourt le corps de Jean.

- Le camp de chasse des coupeurs de têtes, quoi!...

Maryse fronce le nez et son regard change brusquement d'expression. Une obscure prémonition vient de lui effleurer l'esprit. Elle saute sur Jean pour le plaquer rudement au sol.

- En voilà des manières! proteste-t-il.

Mais son humeur se radoucit aussitôt. Voilà l'occasion qu'il avait tant espéré voir arriver depuis longtemps; Maryse était enfin dans ses bras. Pris d'un élan de tendresse, Jean perd soudain toute réalité du moment. Il penche la tête pour plaquer ses lèvres sur la bouche de Maryse lorsqu'une flèche se loge dans l'arbre, juste au-dessus de leur tête. Les deux aventuriers se regardent: les coupeurs de têtes! L'idée de subir une décapitation sème une terreur indescriptible en eux. Ils se relèvent dans l'instant et piquent un galop. Jean prend la tête.

La peur leur donne des ailes: ils courent sans peine parmi le fatras de lianes comme si les obstacles s'étaient tout à coup volatilisés.

Une flèche passe sous le nez de Maryse, la forçant à changer de cap. Sa course aboutit à un sentier encombré de phragmites, de scirpes, de bambous et de bosquets de palmiers des marais, qui longe une rivière. Maryse emprunte sans hésitation cette piste toute tracée. Les branches des épineux qui obstruent à certains endroits le passage lacèrent son polo et son pantalon, exposant peu à peu sa peau aux pointes des épines. Du sang coule de partout, mais la peur l'empêche de s'en rendre compte.

Un vagissement mobilise soudain son attention. Devant elle, à environ vingt-cinq mètres, un caïman noir se débat contre la prise mortelle d'un serpent d'eau. S'étant enroulé autour du caïman et d'un tronc d'arbre, l'anaconda l'écrase contre le tronc. La surprise cloue Maryse sur place qui assiste malgré elle à la strangulation du caïman. Le serpent déroule ses anneaux; il fait environ douze mètres de long et près de deux cents kilos!

Une panique incontrôlable s'empare alors de Maryse: elle avait horreur des serpents et celui-là était énorme! Poussant des cris hystériques, elle retourne sur ses pas pour tomber dans les bras d'un homme. Elle lève la tête et rencontre le visage impassible d'un indigène, couvert de motifs peints en couleur corail. Un coupeur de têtes! Elle veut crier, mais une terreur mortelle lui noue la gorge. Ses yeux chavirent et elle s'évanouit de peur dans les bras de l'homme...





L'alpinisme était la grande passion de Maryse Tremblay. On s'imaginait mal, en regardant cette belle femme de trente-cinq ans, qu'elle avait gravi près d'une cinquantaine de monts de par le monde. Elle avait les traits fins, les lèvres minces, les yeux bleus et les cheveux blonds, nattés en une tresse française. La féminité et la douceur se dégageaient de tout son être. Et les lignes gracieuses de son corps n'accusaient aucune once de graisse. Aussi de prétentieux prétendants faisaient-ils foule autour d'elle! Mais elle les repoussait le plus souvent du revers de la main, car elle détestait la vantardise.

Son gagne-pain était surtout la lecture du tarot. Ses dons pour la prémonition complétaient la lecture. Comme elle maîtrisait aussi la psychométrie - technique qui donne accès à des connaissances sur des humains à partir d'objets ou d'événements ayant laissé des impressions vibratoires en un lieu précis -, la police faisait quelquefois appel à ses services lors de disparitions mystérieuses. Il lui arrivait parfois même de voir l'aura des gens.

En fin de décembre, elle gagna un voyage pour deux, au Pérou, à un concours télévisé. Cette vacance lui offrait la belle occasion de grimper le Huascaran - un mont de six mille sept cent soixante-huit mètres d'altitude, situé dans le centre du Pérou. Elle invita André Jalbert, son compagnon d'escalade depuis toujours, à l'accompagner.

Pendant les quatre mois précédant leur départ, ils s'entraînèrent en ski de fond, firent de l'escalade de glace, vérifièrent leur équipement d'alpiniste en entier et préparèrent de la bouffe déshydratée, riche en hydrates de carbone. Le coeur débordant d'enthousiasme, ils partirent ensuite à la conquête du mont Huascaran.





***

La course rectiligne de Jean l'entraîne dans un taillis d'arbustes épineux. Ses vêtements s'accrochent de tous côtés aux épines, qu'il dégage souvent à coups désordonnés d'épaule. Comme ces accrochages le retardent un peu, il arrache sa chemise désormais en lambeaux.

Jetant un regard derrière lui, Jean remarque l'absence de Maryse. Où est-elle?... La réponse l'effraie. Pris de panique, il cherche un endroit des yeux où il pourrait se dérober à ses poursuivants. Un palmier transformé en chicot se présente à sa vue. Il grimpe sans hésitation sur des pétioles morts du chicot, qui forment une sorte d'escalier. Une odeur nauséabonde le prend dès lors à la gorge. Il coule un regard inquiet dans les noirceurs de l'arbre creux. De deux maux, il choisit le moindre: il se glisse dans le creux de l'arbre. Aussitôt entré, un grognement sourd l'accueille sur-le-champ.





Célibataire endurci, Jean Larivière approchait la quarantaine. Pourtant sa stature d'athlète, son visage rieur, ses yeux pers et ses cheveux châtains plaisaient aux femmes, mais il l'ignorait. Ses aventures sentimentales n'étaient, par ailleurs, qu'une suite de déceptions. Étant de caractère bohème et assez sauvage par nature, il s'était habitué au fil du temps à sa vie de solitaire.

Il s'était lancé dans l'écriture durant la dernière récession économique, car une partie de son âme qui était restée inoccupée cherchait la plénitude. L'écriture devint vite une passion, et il mit son métier d'écologiste au second plan. Ces sujets traitaient de métaphysique. De nombreuses intuitions se pressaient dans sa tête chaque fois qu'il prenait la plume. Il se sentait en communication avec une présence indéfinissable et ce contact lui permit d'approfondir sa pensée.

Le mot "Pérou" lui vint à l'esprit en vue de situer le décor de son deuxième roman. Il se plongea donc dans la lecture de livres pour y découvrir l'existence d'anciennes civilisations dont celle des Incas. Ses intuitions s'intensifièrent au point de vouloir y mettre les pieds. Mais pourquoi ce pays plutôt qu'un autre? Même si la raison lui échappait, il avait appris à se fier à ses intuitions; aussi y projeta-t-il un voyage, à la mi-mai. Sa première halte sur la terre des Incas serait Cuzco, une ville dans le sud-est du pays, où se trouvait la fameuse cité perdue de Machu Picchu.



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