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Rfelexion sur la cite terrestre
| 11.03.06 | La Quête de l'Humanité: Entre Juridique et Mystique
par René- Jean DUPUY
REFLEXIONS SUR LA CITE TERRESTRE
Perçue comme un argument dans une lutte pour un développement
inaccessible, comme un enjeu du conflit mondial, comme un
malentendu générateur du babélisme, la Cité terrestre atteint le seuil
du désespoir.
Pour la première fois, la suite de ses échecs conduit l'humanité à
s'interroger sur ses chances de survie. Comment échappera-t-elle à
l'épreuve fatale vers laquelle elle semble courir ? Par sa science et la technologie
qu'elle n'a pas su jusqu'ici, vouer à la justice et à la paix ? Le chaos restera-t-il le
dernier mot de l'enclos ? Ou la lucidité fera-t-elle surgir des profondeurs où elle gît,
une générosité qui parfois émerge dans l'histoire et transfigure alors un décor
affligeant ?
L'imagination créatrice
L'ampleur des changements intervenus en un siècle qui a suscité autant de
créations que de ruines, ne facilite pas la prospective. Cependant, sans gambader
allègrement sur les crêtes du devenir, on peut, compte tenu des mutations déjà
entamées, tenter certaines anticipations. Il semble que le déclin de l'État se
poursuivra. Les avantages que les multinationales tirent d'une structure autrement
fluide inspireront d'autres formules dans des domaines divers. Les internationales
du terrorisme ont mis fin au monopole de la violence du pouvoir d'Etat. Des entités
nouvelles regrouperont plus qu'aujourd'hui les hommes de nationalités diverses
pour des finalités multiples. Les associations internationales de chercheurs, de
savants, de créateurs, d'artistes, de femmes et d'hommes engagés dans des
actions humanitaires, iront se multipliant.
Exerçant des pressions sur les gouvernements, encore que le droit
international ne leur reconnaisse aucun pouvoir, elles puisent dans l'opinion
publique leur autorité.
Elles devraient se développer d'autant mieux que l'âge informatique va multiplier
des moyens de communication de plus en plus faciles. Les lourds appareils
étatiques, installés sur le modèle des vastes entreprises concentrées et rigides de
l'ère industrielle, pourront-ils contrôler ou rompre tous les réseaux que tissera
l'intelligence, naturelle ou artificielle ?
On a abusé du mythe de l'apprenti sorcier.
L'homme n'est pas nécessairement ensorcelé par ce qu'il invente. Son génie est
aussi au service de son rêve de dépassement. Mais il se concrétise trop souvent
dans des prodiges technologiques, réalisés au rythme d'une recherche quotidienne,
sans poursuivre un projet d'organisation du monde. Savoir et pouvoir ne travaillent
pas toujours de conserve. Pour nombre de savants, les percées à attendre dans
quelques domaines clés devraient renouveler les conditions de la vie des hommes.
Dans cette perspective sera assurée la maîtrise complète de l'énergie grâce à
la fusion thermonucléaire. L'avènement de cette énergie sûre, peu polluante et bon
marché, mettrait à la disposition de l'humanité, nous dit-on, l'équivalent d'un
milliard d'années de pétrole. Ces ressources énergétiques quasi illimitées
devraient ouvrir des possibilités, jusqu'ici insoupçonnables, de transformation de la
terre pour la rendre mieux habitable et par la désalinisation y déverser l'eau douce.
L'investissement de l'espace cosmique, où l'homme s'installera en permanence,
avant la fin de ce siècle, assurera une connaissance plus complète de la Terre,
permettra des progrès nouveaux dans les télécommunications, la mèdee et, Plus
tard, dispensera des matières premières à volonté.
La célébration de l'ordinateur, premier outil destiné à accroître non la force
physique, mais les facultés cérébrales de l'homme, sa mémoire et la mise en
oeuvre des informations, commence à faire face à l'émerveillement attendu de
l'intelligence informatique. Alors, l'ordinateur ne manipule plus des nombres, mais
des symboles. Il engendrera des " systèmes experts " permettant l'accès à la
simulation de la rationalité.
Enfin, l'angoisse alimentaire de Malthus sera versée au musée terreurs
mythiques.
La découverte de la structure de l'ADN et du code génétique, permet le
développement des technologies. Désormais capable de modifier le patrimoine du
vivant, de créer des espèces nouvelles, l'homme peut escompter des avancées
prodigieuses dans les domaines agro-alimentaires et pastoraux, médicaux,
cependant que l'exploitation du milieu naturel relèvera de méthodes plus conformes
aux grands équilibres écologiques.
N'y a -t' il plus qu'à attendre l'arrivée et la consolidation de ce nouvel âge d'une
humanité sauvée par la magie technologique ? Les dangers qui peuvent résulter de
ces innovations, spécialement des actions sur le cycle du vivant, feront aux
sociétés le devoir de s'assujettir à des normes culturelles et éthiques, si l'on veut
notamment éviter de rejoindre le meilleur des mondes, par la sélection individus
absolument identiques, à partir du partage d'un embryon.
La prétention faustienne de changer la nature se nourrit du rêve de
l'abondance
Ce rêve fait de la qualité un sous-produit de la quantité. Capitalisme et marxisme
ont chacun prétendu lui donner ses meilleures chances d'incarnation. Il n'y a plus
besoin aujourd'hui du soutien d'une idéologie. Les promesses technologiques
annoncent une humanité nouvelle. On avance parfois qu'une énergie, des matières
premières et des aliments à volonté, pourraient libérer de la guerre. Pour ceux qui
se réfèrent à l'hypothèse des trois cerveaux, le reptilien, pulseur des forces vitales,
de l'animalité, de l'agressivité, serait maîtrisé par le cerveau analytique animé du
génie créateur. Ces perspectives optimistes n'apaisent pas ceux qui s'interrogent
sur l'avenir du cerveau inspiré, censé embrasser la création par la poésie, l'art, la
spiritualité.
La réponse sera-t-elle dans un sursaut religieux, comme le prophétisait
Malraux pour le Ille millénaire ?
En tout état de cause, à supposer que, dans l'ordre temporel, les nouveaux temps
apportent plus d'abondance, celle-ci ne pourra, à elle seule, établir la justice,
toujours conditionnée par l'aménagement de la répartition. L'extraction des
ressources minérales de l'Antarctique, des fonds océaniques ou de la Lune, une
fois acquise leur rentabilité, ne réduira-t-elle pas à la ruine les pays de l'actuel
Tiers Monde dans lesquels leurs équivalents terrestres sont concentrés ? Les
affres de la pénurie écartées, de quelle distorsion sociale devra-t-on payer
l'avènement de la quantité? Pour l'heure, rien ne permet de penser que le retard
sur les sciences physiques, des sciences politique et économique appliquées, aura
alors été comblé. Il est imputable à la perspective des décideurs à s'immobiliser
sur le court terme pour privilégier l'intérêt national.
Ainsi s'expliquent les entraves opposées à l'organisation du monde. Et cependant
le seul fait qu'on l'ait tentée est bien la preuve que l'humanité est en quête d'ellemême.
L'humanité en recherche de soi
Alors qu'au siècle passé, la Nation croyait pouvoir atteindre sa plénitude dans
l'Etat, à l'approche du Ille millénaire et de ses défis, l'humanité ressent
confusément le besoin de s'accomplir dans des oeuvres à sa mesure. Le
buissonnement d'institutions internationales, universelles ou régionales, à vocation
générale ou spécialisée, témoigne d'efforts systématiques pour établir un certain
ordre politique, économique, social et pour organiser le colloque permanent des
cultures.
Même si le passage de la communauté fruste à la société rationnelle se trouve
contrarié par la contradiction des exigences de la coopération et les traditions de
l'individualisme étatique, on passe de la juxtaposition à la coexistence, et
maintenant à la cohabitation. Du monde des cités à la Cité du monde. La
maturation de cette Cité en élaboration continue permettra-t-elle aux peuples et
aux gouvernants de prendre une plus complète conscience, du moins sur les points
vitaux pour elle, de l'intérêt général de l'humanité ?
Question majeure qui conditionne toute réflexion sur les chances du
développement de la paix et des droits de l'homme, envisagés, cette fois, à partir
de leur situation présente.
L'enclos fait aux pauvres une condition carcellaire.
Sur cinq hommes, quatre sont affamés ou mal nourris. Considérée dans son
ensemble, l'économie du monde en développement ne paraît pas aux experts
condamnée à péricliter indéfiniment. Elle est, certes, extrêmement sensible aux
mouvements de l'économie mondiale, et tout examen isolé du Tiers Monde serait
déformant. Son endettement, apparu chez des pays désireux d'accélérer leur
rythme de croissance, a été démultiplié par la baisse du volume et des prix de leurs
exportations. On estime cependant qu'il se réglera d'ici une dizaine d'années.
Encore faut-il prendre en compte un fait essentiel : la fragmentation du Tiers
Monde en zones différenciées de développement. L'Asie, l'Amérique latine et
l'Afrique ne peuvent être envisagées sur le même Plan.
Les perspectives africaines sont les plus inquiétantes, tant du fait d'une explosion
démographique non suivie d'une production agricole suffisante, que de la
stagnation de son industrialisation. Il est encore plus préoccupant de réaliser que
ces diagnostics ne suscitent pas, dans les pays industriels, un projet pour l'Afrique
des temps qui viennent, continent abandonné aux initiatives charitables comme un
pauvre irrécupérable. Y a-t-il une conscience universelle pour le développement ?
L'humanité porte en elle un projet de paix
L'humanité porte en elle un projet de paix qui éveille la convoitise des Machiavel.
Ils évaluent le profit à tirer de l'accaparement du mythe : la paix rêvée devient une
arme réelle. L'Initiative de Défense stratégique en est une illustration. Proposée à
l'opinion comme l'amorce du rêve de guerre impossible, elle prend le relais des
utopies antérieures, de la paix par le droit, par l'économie, par le désarmement.
Mais à supposer qu'un jour les deux Grands parviennent à s'abriter chacun derrière
un bouclier invisible, les conflits armés persisteraient ailleurs dans le monde.
L'humanité n'est pas vouée à s'affronter, jusqu'à la fin des temps, sur le marxisme
et le capitalisme. Sans attendre les mythes nouveaux qui viendront la tourmenter,
elle voit d'ores et déjà les sociocultures prêtes à entrer en ébullition. Les deux
Grands parviendront-ils à les contenir encore longtemps ? Question d'autant plus
justifiée que les Etats leaders du Tiers Monde se dotent d'arsenaux substantiels.
Les critères traditionnels de la puissance militaire, l'importance de la population,
l'étendue du territoire, la position géographique, le développement industriel, ont
été balayés par l'arme atomique. Des Etats de moyenne dimension ont pu
compenser leurs désavantages naturels dès lors qu'ils étaient capables de s'en
doter.
Telle est la fonction égalisatrice du nucléaire. Dans certaines limites, il accorde
à des Etats comme l'Angleterre et la France une promotion stratégique que la
nature leur refuse dans l'hypothèse d'une guerre classique de théâtre. On saisit la
signification que revêtaient à leurs yeux les déclarations américano-soviétiques qui
envisageaient une élimination des armements nucléaires. Une telle décision aurait
permis aux deux superpuissances, et spécialement à l'URSS, de récupérer les
atouts qu'elles tiennent de la démographie et des dimensions de leur territoire
respectif, tout en imputant la persistance de l'arme nucléaire aux Etats auxquels
l'atome avait apporté une promotion contre nature. Sans doute ne s'agissait-il, à
Washington et à Moscou, que d'action psychologique, destinée à montrer tout à la
fois la latitude que l'on gardait à l'égard du nucléaire et la position dominante qu'en
tout état de cause l'on conserverait même une fois l'atome évacué.
L'Interrogation
Pour l'heure, on s'interroge : la dissémination des armes nucléaires va-t-elle
s'étendre ? Elle existe déjà. L'effet égalisateur de l'atome va-t-il ériger, à côté des
habitués de la puissance, des parvenus inexpérimentés, démunis de culture
stratégique ? La technologie n'est pas entièrement subordonnée au développement
: les déserts se hérissent de fusées rutilantes. Sans doute, la détention de l'atome
n'ouvre pas, à elle seule, l'accès à la plénitude de la dissuasion. Faute de sousmarins
porteurs d'engins prêts à la seconde salve, l' Etat lanceur ne peut, sauf à
imposer à son peuple le rôle de kamikaze collectif, affronter les puissances
plénières du nucléaire. En revanche, l'atome lui vaudra la prééminence dans sa
région si ses voisins en sont démunis. Rien ne garantit qu'il ne cédera pas à la
tentation de les détruire. Les forces morales qui ont retenu la démocratie
américaine d'utiliser son privilège contre l'Union soviétique lorsque celle-ci en était
privée, ne se retrouvent pas dans les systèmes clos centrés sur une idole toujours
avide de sacrifices humains. Au surplus, en dépit d'une sophistication de plus en
plus poussée, sont qualifiées de classiques, pour les distinguer du nucléaire, des
armes que leur perfectionnement et leurs performances écartent radicalement de la
panoplie traditionnelle et tendent à rapprocher des armes atomiques tactiques.
Dès maintenant, les grandes puissances ne sont plus les seules pourvoyeuses
du Tiers Monde en armement de ce type. En son sein, les "Nouveaux pays
industriels" en font commerce avec les premiers comme avec les Etats relevant du
second. On peut donc s'attendre à des guerres de pauvres. Elles marqueront les
crises régionales qui, inévitablement, affecteront la sécurité de l'Occident. Comme
l'avait annoncé Arnold Toynbee, au lendemain de la seconde guerre, accusé d'avoir
été le grand agresseur, l' Occident est aujourd'hui le grand agressé. Certains de
ses ennemis, dépassant le ressentiment politico-économique et brûlant
d'intolérance, réintroduisent dans les relations internationales une haine qui,
depuis Hitler, n'y paraissait plus. L'antagonisme soviétoaméricain relève de
l'Histoire, non de l'exécration. En fait, les Grands se battent par haines
interposées. Ceux qu'elles possèdent se veulent la seule incarnation valable d'une
humanité dont doit être exclu l'ennemi.
En fin de compte, le débat porte sur la définition de l'homme. Proclamés
historiquement à la face du roi, puis à celle de Dieu, à qui les droits de l'homme
sont-ils aujourd'hui opposés ? A l'homme lui-même : tyran, terroriste, criminel de
droit commun. A la société dont la pression écrase sa personnalité, finit par le
dissoudre dans l'uniformité. Comment instituer sa transcendance en pleine
immanence ? Au nom de quelle vérité ? On sait celle de Pascal : " L'homme passe
infiniment l'homme. " Certes, la formule repose sur une foi : l'homme est habité par
l'Esprit. Pour l'humanisme athée, la majuscule cède la place à la minuscule, mais
l'individu, comme tel, puise dans l'esprit et sa dignité et sa liberté. Seul être, dans
la création, à se voir vivre, il est le seul à s'interroger sur lui-même et sur
l'humanité. Or, le respect des droits de l'homme lui prescrit de ne donner qu'une
réponse provisoire. Une affirmation définitive disqualifierait toutes les autres, serait
réductrice, sinon oppressive. Comme la vérité scientifique, constamment corrigée,
jalonne de ses formulations successives l'histoire du savoir, la réponse sur
l'homme se cherche tout au long de sa propre histoire. Cette question de chaque
conscience fonde l'égalité de tous. La reconnaissance de la pluralité des cultures
conduit au respect de l'autre réponse. Ce schéma idéal est, dans la réalité,
compromis par les entraves dressées par les systèmes clos dont la raison d'être
est d'imposer une réponse définitive.
Conditionné par l'évolution, l'homme est toujours à découvrir. Au coeur de
cette recherche, fermente le désir de fonder l'homme nouveau. L'expression s'est
étendue du langage spirituel au vocabulaire politique : nombreux ont été, dans les
années 60, les leaders de la pensée tiers-mondiste à annoncer son avènement par
la décolonisation et le développement, oubliant parfois la place à faire à la liberté.
La question sur l'homme et sur l'humanité apparaît d'autant plus ouverte que l'on
connait, aujourd'hui, la vanité des déterminismes, scientistes ou historicistes, qui
s'efforçaient de rassurer le XIXe Siècle sur l'avenir de l'espèce. Sans doute cet
affranchissement se produit- il en Occident. Attaqué pour ses conquêtes anciennes,
il le sera désormais pour sa libération des esprits. Il existe d'ailleurs dans le monde
des signes de cette délivrance de l'intelligence. L'avenir est dans ce combat entre
clôture et ouverture, fin et recommencement.
L'utopie des fins
Sans doute la vie génétique s'enroule-t-elle selon une fonction cyclique qui boucle
toujours le même cercle, selon un processus précis. Mais il est aussi chez l'homme
une fonction de renouvellement et de diversification. La volonté des systèmes
totalitaires d'imposer une culture uniformisante impliquant des alignements de
robots, ignore les exigences de la vie, qui va en se complexifiant, en se
diversifiant. Car, étant inachevé, l'homme est promesse. Telle est la raison de sa
sacralisation par la philosophie des droits de l'homme; tous s'ordonnent autour de
son droit à la vie, valeur sacrée transmise de génération en génération, en dépit
des entraves et des régressions. Etrange ténacité qui soutient l'humanité tout au
long de son cheminement. Certes, le ressort biologique est puissant. Mais cette
vigueur, toujours retrouvée, ne vient pas que de lui. Elle procède aussi de la
pulsion utopique. Il est un bon usage de l'utopie. L'humanité le pratique à son insu.
Cette réserve de songes engrange depuis toujours des images. La paix y fleurit
sans entrave : " l'enfant jouera avec le cobra, la chèvre dormira dans les bras du
lion ". La paix est un état de grâce. A l'opposé, c'est l'état de nature. S'évader dans
l' utopie, est-ce opter pour la grâce en ignorant la nature ? Choisir le réalisme, estce
n'accepter que la nature en méprisant la grâce ? N'existe-t-il pas une utopie qui,
refusant la fuite, se voudrait active dans l'histoire, pour ouvrir à la grâce son
chemin dans la nature ?
Telle est l'utopie des fins.
Sa chance est d'espérer contre tout espoir. Voulant évacuer la violence du monde,
elle se grise de l'audace du défi. Elle participe du mythe mobilisateur sublimé par
Georges Sorel. Faisceau d'images motrices, il anime des ferveurs, au service d'une
volonté créatrice. En rupture avec un monde qu'à rejette, mais en travail pour le
transformer. Destiné à alerter l'opinion, il semble plus riche d'inquiétudes salutaires
que de solutions précises. Mais il y a une ambivalence dans l'utopie. A celle qui
désigne des objectifs jusqu'ici considérés comme inaccessibles, s'oppose l'utopie
des moyens. Besogneux agenceur de structures complexes, celui qu'elle captive
construit des modèles dont la perfection le ravit : son utopie est mécaniste. Elle se
veut recette de paix universelle, de bonheur éternel. Ces deux démarches
paraissent parfois guider les mêmes hommes. Elles sont pourtant antinomiques.
L'utopie des fins risque de se dégrader en utopie des moyens, lorsqu'elle se
fixe sur un modèle préfabriqué et définitif, censé détenir la formule magique. Son
erreur est une rationalisation excessive qui enferme l'homme dans l'utopie alors
que sa fonction est l'ouverture. La force de l'utopie des fins vient du désir de
garder son élan et, refusant de se laisser clôturer dans un schéma définitif, d'en
réinventer toujours un. Elle ne peut dès lors se limiter à la paix conçue comme une
non-guerre; elle sait que la paix est une stratégie globale imposant de multiples
combats : contre le sous développement, contre le désordre démographique, contre
le mépris pour l'homme. Aussi éloignée du songe, puisqu'elle affronte le réel, que
du procédé, puisqu'elle restera toujours à approfondir, cette utopie veut ouvrir une
lucarne dans le huis clos. Elle est au départ de toutes les avancées du monde. De
la découverte de l'Amérique comme de la démocratie. De Pasteur dans son
laboratoire comme d'Amstrong pointant sur la Lune.
L'Humanité a vocation à créer
Cette fonction utopique entretient l'humanité dans sa vocation à créer, dans son
ardeur à vouloir atteindre une transcendance. Cet acharnement à rêver d'ellemême,
au delà de sa condition présente, exprime sa conviction d'un droit à la
survie. L'enjeu de la Cité terrestre est clair : va-t-elle dépasser le quadrillage
étatique et s'assumer comme une communauté de peuples rassemblés en un être
collectif ? La prise en compte des menaces qui pèsent sur l'humanité supposerait,
de la part des gouvernements, qu'ils se voient non plus entre eux, mais en elle. Ce
passage d'une attitude commune, à la recherche d'une convergence, impliquerait
qu'ils renoncent à amplifier leurs contradictions pour adopter une même visée des
objectifs majeurs qui conditionnent leur survie. Cette mutation des mentalités
participe de l'utopie de la Cité harmonieuse. Elle a déjà pénétré ce monde. Elle
anime les efforts pour la protection de l'environnement; elle a conçu le patrimoine
commun de l'humanité. Il lui faudrait aussi commander l'examen et le traitement
des risques accumulés par la démographie, la sous-alimentation, le surarmement.
Etre membre des Nations Unies est une qualité juridique; se sentir membre de
l'humanité procède d'une mystique suscitée par la conscience de périls sans
précédents.
L'analyse de Bergson s'applique ici : passer de l'homme aux groupes, familial,
régional, national, international résulte d'une progression quantitative; accéder à
l'humanité suppose un saut qualitatif Dès lors qu'il est franchi, elle doit, elle-même,
jouir de droits, faute de quoi les hommes perdraient les leurs. Certes, elle n'est pas
une simple somme des vivants puisque, lourde encore de tous ceux qui l'ont faite,
elle est déjà porteuse de ceux qui viendront. Voilà pourquoi elle constitue une
entité propre. Mais il ne peut y avoir de contradictions entre ses droits et ceux des
individus puisque, en les niant, ils se nieraient eux-mêmes. Ceux de l'humanité
convergent dans sa vocation à survivre. A elle se rattachent des droits
indissociables à l'unité et à la diversité. Le vieux mythe de l'unité du genre humain
qui, en Occident, s est perpétué à travers la Révolution française et les
Romantiques se retrouve dans la charte des Nations Unies. Les périls universels
l'ont régénéré. Il se pense maintenant en termes de fatalité plutôt que par
référence au mythe du premier homme, ancêtre commun. La stratégie nucléaire,
tenant les peuples en otage sous la menace unifiante d'une disparition collective,
leur interdit la prière d'Erik Maria Rilke : "Seigneur, donne à chacun sa propre
mort ".
La croissance de l'humanité s'est accomplie dans une diversité qui justifie
son droit à la pluralité ethnique et culturelle.
La Cité ne souffre aucune amputation, ni ne tolère la discrimination qui frapperait
l'une des communautés composantes; elle ne peut vivre au détriment d'une partie
d'elle-même. Aussi est-elle tout entière concernée par les catastrophes et
calamités, naturelles ou accidentelles, qui accablent une population, comme pour
toute offense portée à un homme. Car une seule injustice entache toute la Cité. La
tendance actuelle à situer les droits de l'homme dans le patrimoine commun de
l'humanité s'inspire de cette utopie finaliste. Le droit de l'humanité à sa mémoire
s'y rattache. Sa vie antérieure révèle les généalogies dont elle est issue, mais
aussi ouvre des perspectives sur le milieu humain : "Je cherche l'homme et non
des pierres", affirmait Leroy Gouran. On comprend la consécration des biens
culturels par leur affectation au patrimoine commun. Ce faisant, les Nations Unies
entendent souligner l'égale vocation des peuples à poursuivre ensemble
l'enrichissement de la culture.
L'histoire "promesse" prend le relais de l'histoire "héritage".
Sans doute ces droits de l'humanité ne sont pas formulés, mais, du fond des
subconscients, ils nourrissent son espoir, sinon son espérance. Tout se passe
comme si le genre humain était convaincu qu'un jour la misère, la guerre et les
oppressions seront évacuées. Le dynamisme de l'espèce dépasse le scepticisme
des individus. Les hommes savent qu'ils ne sortiront de l'enclos que par la mort.
Cette fatalité avive leurs rivalités. Mais ils perçoivent aussi, à l'horizon de la Cité
terrestre, l'humanité qui vient.
Dans un univers où se cache l'enchevêtrement des antagonismes, l'homme la
découvre, à travers les oeuvres de son génie créateur. C'est du jour où il a pu
atteindre l'inaccessible, l'espace cosmique et les fonds marins, qu'il a compris la
nécessité d'en donner la maîtrise au genre humain. La découverte de sa
vulnérabilité nouvelle a poussé à en écarter la guerre. Le patrimoine commun est,
pour l'humanité, un défi à sa mortalité. Un défi théorique, certes, mais un signe. Le
signe d'une ténacité qui refuse de considérer le pouvoir de l'homme sur la nature
comme fatalement funeste à l'espèce.
Cependant, multiples sont les comportements incohérents qui viennent
compenser ces réactions rationnelles. Ordre et désordre ne sont pas une
alternative. Leur tension mutuelle dynamise l'évolution de l'humanité, poussée par
sa volonté de puissance dans des directions incoordonnées où s'engendrent des
faits de domination et de résistance, sans direction déterminée. Mais ce désordre
ne va pas inexorablement au néant. Il est aussi créateur. Dans le chaos se cherche
une organisation nouvelle, insaisissable dans son schéma idéal, mais projet
fascinant. Au moins pour un temps. D'où la fréquente réclamation d'un « nouvel
ordre » par le Tiers Monde.
La justice ne régnera jamais sans partage dans la Cité terrestre,
Pour survivre, les hommes ont besoin de mimer la construction de son Royaume. A
travers ces gestes pathétiques, des pans imposants s'échafaudent parfois. Et lors
même qu'ils se lézardent ou s'écroulent, on rebâtit l'édifice précaire. Au-delà des
échos et des ombres laissés par les échecs accumulés, cette persévérance
entretient un espoir angoissé qui fraye un chemin à cette Cité d'épreuves.
On évoquerait Sisyphe si cette référence n'était, à elle seule, imparfaite.
Le mythe qu'il incarne reste répétitif : on revient à la même pierre pour la pousser
vers le même sommet. Or, oubliant ses revers, l'humanité repart toujours vers des
projets nouveaux, ajoute chaque fois à son ambition. Prométhée vient au secours
de Sisyphe. Par le feu arraché aux dieux, il continue la création. L'énergie des
hommes se recharge à cette dialectique de la répétition et de l'invention. Ce n'est
pas l'éternel retour. C'est l'éternelle relance.
Pr. René-Jean Dupuy
Courtoisie du Professeur Charles ZORGBIBE, directeur du Centre de Politique
Internationale de Paris I Sorbonne
NDLR. René-Jean-Dupuy professeur au Collège de France, membre de l'Institut
nous a quittés avant l'irruption du 21ème siècle. Sa réflexion si éclairante des
évènements que nous venons de vivre, nous incite à aller au delà des
apparences et à faire un retour sur nous même pour nous remettre en
question.
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