Introduction générale

Depuis mon entrée dans le séminaire de M.Michel Cartier à l’E.H.E.S.S en novembre 95, mes recherches se sont orientées sur le rôle de l’Etat dans le développement en partant des questions que j’avais commencé à me poser pendant mes études de sociologie à Taiwan de 88 à 92. Pendant ces études, j’avais été amené comme beaucoup d’étudiants à m’impliquer dans les mouvements de contestation qui ont suivi la dissolution de la loi martiale en 87. Ces mouvements qui étaient jusqu’alors réprimés brutalement visaient d’abord à casser le monopole politique du Kuo-Min-Tang. On avait soudain moins peur de s’opposer à l’Etat dont le Kuo-Min-Tang s’était prétendu le seul représentant possible à Taïwan depuis 1949.

A peu près au même moment, et en particulier aux Etats-Unis, les publications admiratives sur les ²Quatre dragons² et autres ²Nouveaux Pays Industrialisés² d’Asie se multipliaient. Prenant le contre-pied des théories libérales des ²reaganomics² qui dominaient le débat, elles insistaient sur le rôle positif de l’Etat dans le développement. En fait, c’était déjà la fin du rouleau car la crête de la vague avait commencé dans les années 60, et dès le début des années 70, des étudiants taïwanais avaient commencé à se réaproprier ces théories qui flattaient un ego nationaliste bafoué depuis la Guerre de l’opium. Lorsque j’ai commencé mes études de sociologie, ces publications constituaient déjà un air dominant, d’un point de vue théorique. Car d’un point de vue pratique, les mouvements étudiants contre le Kuo-Min-Tang les questionnaient radicalement. Mais parmi les étudiants en sciences sociales, même ceux qui se sentaient mal à l’aise avec ces éloges d’occidentaux sur l’Etat développeur taïwanais percevaient aussi ce qu’ils pouvaient représenter de positif pour la réflexion, par delà les jeux de pouvoir d’universitaires occidentaux et taïwanais.

Ce que ces théories ont d’inquiétant c’est qu’elles recommandent plus ou moins ouvertement aux élites dirigeantes de Chine populaire d’imiter l’Etat développeur à la taiwanaise tel qu’il s’est manifesté jusqu’en 87. C’est la raison pour laquelle je me suis senti obligé de ne pas limiter ma réflexion sur Taiwan mais de l’élargir à la Chine, en profitant du dynamisme de la sinologie française actuelle. Si l’Etat chinois à partir de 78 s’inspire des NPI dont Taiwan, il ne serait peut-être pas inutile de se demander comment et pourquoi, et quelle conception de l’Etat et du développement reflète ce choix.

Mes premières difficultés étaient sans doute les mêmes que pour tous ceux qui s’impliquent dans la question de l’Etat : comment définir l’Etat et comment distinguer ses différentes sphères d’influence, etc.? L’Etat tend souvent à être réduit à sa dimension instrumentale, bureaucratique symbolisé par une capitale; on oublie alors que les municipalités en font partie. Lors des séances du séminaire d’anthropologie économique du monde chinois, M.Cartier nous a ainsi souvent mis en garde contre une conception homogène de l’espace politique en Chine. Je me sentais d’autant plus concerné par ces remarques que je m’intéressais au rapport Etat-provinces avec le souci de ne pas tomber dans une perception qui tendrait à réduire l’Etat aux technocrates de Taipei ou de Pékin.

Mais mon problème le plus sérieux s’est concentré sur les théories louangeuses de l’Etat développeur taïwanais qui ont ravivé mon irritation comme lorsque j’étais à Taïwan. Je croyais naïvement que mon séjour en France me donnerait facilement la distance nécessaire pour m’attaquer avec objectivité à ces théories. C’est sans doute qu’on ne met pas si facilement en veilleuse une mémoire encore chaude contre des discours qui semblent nier toute une expérience personnelle, aussi courte et modeste soit-elle. Comme je n’arrivais pas à me prononcer sur l’Etat développeur du seul point de vue théorique, et plutôt que de me crisper sur mon insuffisante objectivité, M.Cartier m’a alors donné l’idée de déplacer momentanément le champ de la question : passer de l’Etat à la société pour tenter de redéfinir ensuite l’Etat développeur à partir de la société, et ce en revenant aux études de terrain auxquelles mes études de sociologie à Taïwan m’avait initié. Et à peu près au même moment, l’opportunité s’est présentée d’aller enquêter dans une usine près de Canton. La deuxième partie de ce mémoire reflète les résultats de cette enquête préliminaire à celles que je voudrais effectuer pour la thèse.

 

Note à propos des transcriptions chinoises

Pour les transcriptions des mots taiwanais ou qui renvoient plutôt au contexte taiwanais qu’au contexte de la Chine populaire, j’ai choisi le système Wade-Giles en vigueur à Taiwan (à l’exception du nom de Tchang Kai-Shek qui correspond à une prononciation dialectale qui s’est imposée en Occident). Pour les transcriptions des mots chinois qui renvoient plutôt au contexte de la Chine populaire, j’ai choisi le système pinyin en vigueur en Chine populaire, à l’exception de Canton et Pékin qui se sont imposés en France. Il serait peut-être plus rationnel d’homogénéiser toutes les transcriptions en pinyin ou en Wade-Giles mais cela compliquerait les renvois en bibliographie.

 

 

 

 

 

 

Première partie :

un débat sur le rôle de l’Etat dans le développement

 

A partir des années 80, le gouvernement de la Chine populaire commence à s’inspirer des politiques industrielles des NPI d’Asie orientale (Taiwan, Corée, Singapour, Hong-Kong) tournées vers les exportations. On parle alors de ²l’ouverture de la Chine². Et ²les réformes économiques² se font en deux étapes : l’agriculture à partir de 78 et l’industrie à partir de 84, tandis que dès 80 les régions de Shenzhen, Zhu Hai, Shantou et Xiamen ont accédé au statut de ²zones économiques spéciales². Mais au même moment des universitaires chinois commencent à s’inquiéter du déclin des capacités de l’Etat. Parmi eux, Wang Shaoguan de l’université de Yale et Hu An-gang de l’Académie des Sciences Sociales de Pékin se sont penchés sur les possibilités de redonner à l’Etat chinois, et en particulier au gouvernement, c’est-à-dire pour eux, au pouvoir central, c’est-à-dire à Pékin, un rôle déterminant dans ²le développement de la nation². D’autres universitaires tels que Zheng Yongnian et Wu Guoguang, tous deux professeurs à l’université de Princeton, quant à eux réclament une décentralisation du pouvoir non seulement économique, dans le prolongement des réformes de 78 et 84, mais aussi du pouvoir politique, et ce en s’inspirant du fédéralisme des Etats-Unis.

 

 

1. Les partisans d’un centralisme renouvelé

Dans un premier ouvrage sur la question de l’Etat, Wang Shaoguan suggérait un partage des responsabilités entre le gouvernement et les administrations locales (c’est-à-dire les provinces, les régions et les municipalités) mais sans préciser quelles seraient ces responsabilités, si ce n’est que la stabilité macro-économique et la régulation des disparités de revenu seraient principalement du ressort du gouvernement. Dans un ouvrage ultérieur, Wang estimait que l’une des tâches principales du gouvernement était de diminuer ²les disparités régionales² tout en déplorant les difficultés presqu’insurmontables que cela représente. En comparant l’évolution des disparités régionales dans ²les pays développés² et ²les pays sous-développés² après la seconde guère mondiale, il réfutait l’affirmation de Borts et Stein pour qui ²les disparités entre régions avancées et retardées sont appelées à diminuer naturellement avec le développement d’une économie de marché libéralisée.² Pour Wang, les seuls pays qui ont réussi à réduire leurs disparités régionales seraient les Etats Unis, le Japon et la Corée du sud. Et sans l’intervention du gouvernement, le marché ne peut réduire les disparité régionales et les disparités de revenus entre habitants.

Il estime ainsi que les politiques financières de l’Indonésie ont permis une meilleure redistribution des revenus. Tirant parti de la hausse du brut à partir de 73, et bien que la production de pétrole fut concentrée dans trois provinces, le gouvernement indonésien aurait prélevé 90% de ses revenus pétroliers pour subventionner les provinces pauvres, et la province de Jakarta aurait été celle qui aurait reçu le moins de subventions ; 30% du budget régional contre 60-70% en moyenne pour les autres provinces. Très strictement surveillées et distribuées, ces subventions du gouvernement auraient notamment permis aux provinces pauvres de moderniser leur système de transport. Wang ne se demande pas dans quelle mesure cette centralisation du système fiscal a pu constituer un obstacle à la démocratisation de Indonésie, ni pourquoi le parti au pouvoir accumulait les richesses et réprimait toutes les forces d’opposition, à moins que Wang n’y voit un moindre mal nécessaire au développement et sur lequel il n’est pas utile de s’attarder.

Wang s’en prend à la théorie des "pôles de croissance" de François Perroux parce qu’il estime dans une optique qui rejoint l’école de la dépendance, que les pôles de croissance ne peuvent pas stimuler le développement des régions voisines, mais que bien au contraire, ils prélèvent toutes leurs ressources. Mais Wang estime aussi que le gouvernement doit encourager la mobilité inter-régionale ²des agents économiques². Il empreinte ainsi aux économistes néoclassiques la notion de ²mobilité des agents² mais comme il doute que celle-ci soit effective sans une main visible, il demande au gouvernement de la réguler de manière à diminuer les disparités régionales.

Il constate qu’en Chine les gouvernements provinciaux tendent maintenant à reproduire les structures centralisées et autoritaires du gouvernement, notamment en ce qui concerne la centralisation des impôts. De sorte que le problème des ²disparités provinciales² devient aussi celui des disparités régionales, et municipales : d’une part, provinces, régions et municipalités se battent entre elles pour obtenir des subventions de l’Etat tout en essayant de conserver leurs propres ressources fiscales ; d’autre part, les conflits entre régions se reproduisent au sein du gouvernement lui-même. Ce qui, dans la logique de Wang, devrait se justifier car provinces, régions, et municipalités doivent entrent en conflit pour ²la survie dans l’arène économique internationale². Des municipalités comme celles de Tangxia et Shenzhen par exemple, se battent auprès du gouvernement central pour obtenir des subvention et dans l’arène internationale pour attirer les capitaux étrangers et pour conquérir les marchés. L’utopie égalitariste de Mao n’a pas disparue avec Deng, comme en témoigne ce souci de diminuer les ²disparités régionales². Mais elle a évolué en conciliant despotisme et libéralisme. Wang toujours optimiste quant aux capacités du gouvernement ne remet pas en cause l’absolutisme d’un pouvoir d’abord centré sur la personne de Mao, puis sur celle de Deng.

Tout comme Wang préoccupé par les capacités du gouvernement d’assurer ²la stabilité macro-économique², Hu s’est attelé à une analyse des rapports entre le politique et l’économique de 49 à 93.

Ce qui surprend dans son analyse, c’est qu’il observe que depuis 49, quel que fut le slogan politique à l’ordre du jour, les débats ont toujours tourné autour de la question du "rôle de l’Etat" (guojia jiaose). D’après lui, le gouvernement a sans cesse oscillé entre centralisation et décentralisation du pouvoir de décision politique, et cette oscillation aurait créé un cycle où les périodes de décentralisation correspondent à une croissance économique tandis que les périodes de centralisation correspondent à une récession. Les aléas de l’économie auraient été le résultat direct du plan quinquennal décidé par le Congrès national du parti (dang dai hui) et l’Assemblée nationale du peuple (ren dai hui). Selon Hu, chaque année qui suit le lancement du nouveau plan quinquennal est ainsi marquée par une forte augmentation de la croissance : c’est ce qu’il appelle ²les chocs de mobilisation politique². Ces chocs sont voulus par le pouvoir central et lentement élaborés avant d’être programmés de l’intérieur du Parti. Cette mobilisation politique autour du projet économique aurait eu un impact sur la croissance comparable à celui de la pensée techno-scientifique dans les pays occidentaux à la fin du XIXème siècle ? Et cette mobilisation politique représentait des investissements économiques tellement colossaux que lors des phases de croissance rapide, les débats au sein du gouvernement et du Congrès se concentraient sur les modifications à apporter au plan pour corriger l’inflation. D’où le cycle suivant que décrit Hu : mobilisation politique- investissements macro-économiques - croissance économique - inflation - débats au gouvernement - conflits - refroidissement des conflits -ralentissement et récession économique.

 

Et puis il y a ce que Hu appelle "les chocs d'ordre politique" qui correspondraient à des forces venues de l’extérieur du Congrès et du Parti, notamment du marché, et qui elles, auraient été la cause majeure des périodes de récession économique. Hu explique ainsi la révolution culturelle comme une période durant laquelle les affaires économiques semblèrent soudain avoir disparu des débats du Congrès et du Parti, du moins, de ne plus en être la préoccupation majeure.

En période de calme politique, les impératifs du plan auraient été transmis à l’intérieur du Parti avant que le gouvernement ne lance ²les campagnes de mobilisation populaire² (renmin dongyuan dahui). Lors de la mise en pratique du plan au niveau régional, les exigences du pouvoir central étaient souvent dépassées tant chaque fonctionnaire essayait de se faire remarquer par le Parti ou le gouvernement, et c’était leur seul moyen de promotion. Cette amplification des objectifs quinquennaux entraînant une surenchère d’investissements au niveau local aurait été une cause majeure d’inflation monétaire durant les périodes de croissance économique. Mais parallèlement des expressions familières telles que "politique du centre, contre-mesure des provinces" ou "tourner les textes de loi à son avantage" (shang you zhengce, xia you duice) reflétaient déjà l’impuissance du pouvoir central de faire aboutir ses objectifs quinquennaux. Et pour Hu, il s’agit là d’une tendance de longue durée en Chine où les administrations locales auraient constamment cherché de la même façon à détourner la politique du pouvoir central à leur avantage : cela était avant 49, cela est après 78, et cela sera encore longtemps à moins d’une réforme telle que Hu la préconise. En bref, que les objectifs du pouvoir central soient amplifiés ou détournés, que le gouvernement dispose de la légitimité et de la compétence pour lancer des mesures économiques avisées, et même en l’absence de conflits politiques apparents entre différentes factions (tels que pendant la révolution culturelle), il n’existe pour le gouvernement aucune possibilité de garantir le respect des politiques économiques au niveau local. Et pour Hu, cette situation aurait même empiré après la réforme de 78, car la décentralisation du pouvoir de décision économique aurait donné aux administrations locales un pouvoir démesurément accru.

Par ailleurs, Hu explique que les fréquents changements de choix quinquennaux ont été le résultat d’un contexte spécifiquement chinois. On retrouve ici de nombreux poncifs du culturalisme particulièrement vivace en Chine depuis les années 80. Hu évoque ainsi plusieurs ²obstacles au développement de la Chine² : ²sa modernisation tardive²; la taille démesurée de sa population qui aurait entraîné une diminution progressive des terres arables et provoqué des tensions extrêmes pour la distribution des ressources ; une industrialisation de l’agriculture et ²une gestion² de ²sa surpopulation² d’autant plus difficile que 80% de la population était rurale. Liste d’obstacles qu’il concluait par les éternelles disparités régionales qui auraient toujours été très vives en Chine, sous-entendu, plus que partout ailleurs dans le monde. Tous ces obstacles auraient sans cesse poussé le chef de l’Etat à pervertir son sens des responsabilités en ambitions démentielles, sous-entendu là aussi, sans qu’aucune tentative de comparaison ne soit esquissée, plus que partout ailleurs ; comme si l’URSS n’avait pas eu Staline, l’Allemagne, Hitler, la France, Napoléon, l’Espagne, Franco, le Chili, Pinochet. Par ailleurs, si Hu stigmatise l’omnipotence de Mao de 49 à 76, il ne dit rien sur celle de Deng de 78 à 97. C’est une chose plus facile à écrire pour moi dans un mémoire pour l’E.H.E.S.S que pour Hu à l’Académie des Sciences Sociales de Pékin. Mais qu’on soit exposé ou à l’abri d’un pouvoir, l’ennui d’une analyse qui se focalise sur l’omnipotence du chef de l’Etat c’est qu’elle masque les véritables enjeux : elle empêche d’aller au fond de la logique du système, et de remonter à la question fondamentale qui l’anime.

 

Pour Hu, ce sont le Congrès et l’Assemblée qui élaborent les politiques économiques mais c’est surtout le Congrès qui joue un rôle décisif par le choix qu’il fait du chef du Parti. Toute la population était ainsi mobilisée politiquement pour réaliser le projet économique venu du centre. Hu explique bien le processus de cette mobilisation politique pour lé projet économique avant 78 : le Congrès était la principale machine de mobilisation ²populaire² mais il était secondé par les procédures formelles à l’intérieur du Parti (études du comité central et discours du secrétaire général) largement diffusés ensuite par les organes de propagande du plan (Le quotidien du peuple (renmin ribao), Le journal de l’armée populaire de libération (jiefangjun bao) et le magazine Drapeau rouge" (hongqi zazhi). Mais il passe sur ce que cette traduction des objectifs du plan en quelques slogans percutants impliquait de bourrage de crâne pour toute une population, autour du seul objectif qui mérite de retenir l’attention du peuple : ²le développement². Il passe aussi sur l’étonnante continuité avant et après 78 de cette propagande ²politique² axé sur l’omniprésent projet économique, comme si l’homme n’était qu’une bouche à nourrir, et qui plus est, toujours rassasiée par l’Etat.

Dans un ouvrage de 95, Hu donnait plus concrètement ses propositions pour une réforme des institutions. Il s’agit de mettre en place un système de répartition moderne de l’impôt et de réglementation des rapports financiers entre le pouvoir central et les provinces ; d’augmenter la participation des administrations locales aux décisions politiques ; d’instaurer un nouveau système d’allocation et de répartition des investissements publics, de façon à équilibrer les relations entre les régions développées et sous-développées ; d’éradiquer la corruption par une réforme du système et une redéfinition des rapports entre le gouvernement et la population pour entrer dans une véritable économie de marché moderne ; de financer l’armée par un système d’impôt et d’interdire à l’armée toute activité commerciale pour clarifier les rapports entre l’Etat et l’armée. Toutes ces mesures permettraient de concilier les impératifs de stabilité et de croissance économique.

Hu considère ici que la réforme de la fiscalité entreprise en 1994 et ayant pour but de mieux répartir les impôts entre le gouvernement et les administrations locales devrait permettre de renforcer le pouvoir de l’Etat. Cette réforme devrait permettre au gouvernement de consacrer ses ressources financières à la mise en place d’une véritable économie de marché. Il s’agit d’une "centralisation financière" qui devrait permettre de "séparer les profits des impôts", et permettre au gouvernement de mettre en place un système de sécurité sociale pour tous et pas seulement les salariés des entreprises publiques, financer l’armée et les investissements publics de façon claire. Et l’une des conséquences de cette réforme sera de supprimer la part des réserves fiscales destinées aux administrations locales pour les constructions locales "fen zao chi fan². Hu sait très bien que cette mesure rencontrera l’opposition des administrations locales et que de toute façon, elles ont encore la possibilité de tromper le pouvoir central. Hu revient donc sur sa question initiale : comment le gouvernement peut-il veiller à ce que les administrations locales appliquent sa politique économique? Cette question manifeste implicitement que pour Hu, l’Etat c’est d’abord le pouvoir central, et ensuite, les administrations locales, et que celles-ci doivent se soumettre aux objectifs du gouvernement, seul à même d’avoir une vision globale d’un développement équitable pour toute la nation. On voit ici le paradoxe d’une pensée qui dénonce l’omnipotence du chef de l’Etat.

Une collecte de l’impôt centralisée par le gouvernement puis redistribuée ensuite dans chaque province de façon équitable, serait une utopie, tant le pouvoir central de Pékin semble incapable de contenir le mécontentement et la résistance des administrations locales auxquelles il a permis de s’enrichir par les réformes de 78 et 84, en particulier les zones économiques spéciales et leurs provinces. Outre ces rivalités entre centre et périphéries, même lorsque les administrations provinciales sont prêtes à collaborer avec le gouvernement, elles sont incapables de lui fournir les informations nécessaires pour élaborer des politiques adéquates. Même si elles le voulaient, les municipalités des provinces côtières où se multiplient les investissements d’industriels étrangers seraient par exemple incapables de communiquer exactement au gouvernement le nombre de paysans venus travailler dans ces usines, et de transformer leur prélèvement fiscal en conséquence. Car selon Hu, l’immigration massive de paysans dans les provinces côtières entraîne une croissance considérable des dépenses publiques locales. Toute la deuxième partie de ce mémoire s’efforcera de montrer que contrairement à cette affirmation de Hu, et tout du moins dans le cas d’une de ces municipalités, l’administration locale attire le plus grand nombre de paysans de provinces voisines pour constituer la piétaille facilement malléable d’un marché du travail complètement libéralisé.

Les idées de Wang et de Hu en faveur du renforcement du pouvoir de l’Etat me paraissent donc non seulement irréalisables mais dangereuses.

 

 

2. Les partisans du fédéralisme

Contre Wang et Hu, d’autres universitaires proposent la poursuite de la décentralisation du pouvoir entreprise à partir de 78 et réclament le prolongement de cette décentralisation économique à la sphère politique.

C’est le cas de Zheng Yongnian, professeur à l’université de Princeton, partisan d’une décentralisation plus radicale du système fiscal et d’un fédéralisme inspiré du système des Etats-Unis. Reprenant l’idée de Hu d’une oscillation permanente du gouvernement pris entre le souci de décentraliser et celui de centraliser, Zheng l’applique aussi aux réformes des années 80. Au début, le gouvernement de Pékin décentralisait pour que les administrations locales et les organismes privés appliquent les réformes. Et lorsque le gouvernement a senti qu’il perdait le contrôle, il a cherché à recentraliser le pouvoir. Pour Zheng, les réformes de Deng Xiaoping ne représente pas une orientation radicalement nouvelle par rapport à celle de Mao, ce qui pourrait expliquer d’ailleurs pourquoi le régime de Deng n’a jamais renié l’héritage de Mao comme celui de Gorbatchev avait pu renié celui de Staline et Lénine. Zheng élargit même plus encore le champs des comparaisons puisqu’il rapproche les idées de Deng de celles des réformateurs de la fin de la dynastie des Qing, et même de la politique menée par Tchang Kai-Shek à Taiwan après guerre. Comme ses prédécesseurs, Deng préfère une réforme planifiée, c’est-à-dire une réforme qui garantisse ²l’ordre². Ce à quoi on pourrait ajouter que le glissement conceptuel qui va de ²la stabilité politique² à ²l’ordre politique², puis à la répression des syndicalistes et des opposants politiques, est parfois insensible. C’est ainsi que des économistes ²ne font pas de politique² car ils s’occupent seulement du ²développement.² Cependant, sans doute à cause des sévices que lui avaient causé les cent fleurs et la révolution culturelle, Deng n’aimait pas ²les campagnes de mobilisation populaire² chères à Mao, de même qu’il s’est aussi méfié des technocrates de Pékin. Et selon Zheng, la réticence de Deng aux mouvements spontanés ont donné à ses réformes un aspect presque fédéraliste. Outre la décentralisation fiscale, certaines sociétés publiques relevaient désormais directement des administrations locales. Le pouvoir central surveille de près le prélèvement des impôts et les investissements bancaires mais il se décharge d’une grande partie de la gestion des entreprises publiques (ce qui implique la majeure partie de la production industrielle) auprès des administrations locales. Cette combinaison d’une décentralisation financière et d’une gestion relativement indépendante ont motivé les administrations locales dans le développement de leur économie, en encourageant les fonctionnaires locaux à se transformer en ²entrepreneurs² (qiyejia). Ceux-ci deviennent les pionniers d’une économie de marché où municipalités, régions et provinces sortent du carcan d’une économie socialiste hyper-planifiée ; ces ²fonctionnaires-entrepreneurs² se font désormais concurrence pour augmenter la ²compétitivité internationale² de leur municipalité, leur région ou leur province plutôt que pour se faire remarquer au sein du parti ou par le gouvernement de Pékin, quoique l’un n’empêche pas l’autre, bien au contraire. Ils rivalisent de même entre eux pour attirer les investissements étrangers désormais perçus par tous comme indispensables au développement local. L’Etat en Chine serait ainsi devenu pour Zheng un véritable entrepreneur. Et si beaucoup de fonctionnaires locaux profitent de ce changement de donne idéologique pour s’enrichir personnellement, mais ce qui importe surtout c’est que même les fonctionnaires intègres ont adopté le credo libéral sans renier le credo socialiste.

Le point de vue de Zheng sur les réformes de 78 et 84 est donc nettement plus optimiste que celui de Wang et Hu. Si Zheng est d’accord avec Hu sur le danger d’une décentralisation excessive, il n’en rejette pas la faute sur les provinces. Il semble accorder plus confiance à ces dernières ainsi qu’aux mécanismes auto-régulateurs d’un marché libéral.

Avec son collègue Wu Guoguang lui-aussi professeur à Princeton, Zheng s’en est pris plus directement encore à Wang et Hu : ²Les partisans du renforcement de la centralisation du pouvoir ne voit que des crises, mais pas les facteurs institutionnels qui les provoquent; ils ne voient que les facteurs négatifs dans la prospérité croissante des provinces et en rejettent la faute sur les provinces, mais ils n’en voient pas les effets positifs pour l’économie et la politique de ces provinces. Revenir à la centralisation ne résoudra rien. Cela ne fera que répéter les tragédies que nous avons connues depuis des décennies.²

En ce qui concerne la fiscalité et le système bancaire, Zheng distingue trois étapes dans la formation ²des crises financières². Une première forme de crise financière serait apparue avant la réforme de 78 lorsque l’économie hyper-planifiée limitait la production de biens de consommation, et donc les revenus fiscaux que l’Etat aurait pu en prélever. La deuxième forme de crise financière résulterait des subventions aux prix des produits agricoles après la réforme de 78 qui aurait directement grevé le budget du pouvoir central. La troisième forme de crise serait apparue après les réformes de l’industrie en 84 dont l’un des buts était de permettre aux entreprises publiques de garder une part de leur profit mais dont le principal résultat fut que les entreprises publiques qui réussirent à générer des profits en ont gardé la majeure partie tandis que celles qui ne réussirent pas continuèrent de grever le budget de l’Etat.

Ces trois formes de crise financière ne seraient pas liées au rapport entre le gouvernement et les administrations locales mais résulteraient du système d’imposition choisi. Le gouvernement qui décide de la politique fiscale (mode de prélèvement des impôts, investissements bancaires, etc.,) se réserve la majeure partie des impôts versés au gouvernement par les administrations locales. Théoriquement, les administrations locales doivent d’abord verser la totalité de leurs revenus fiscaux au gouvernement, et le gouvernement leur reverser la part qui leur revient. Mais dans la pratique, comme le gouvernement ne dispose pas d’une organisation nationale efficace pour prélever les impôts, il dépend en grande partie des administrations locales qui peuvent assez facilement lui cacher le montant exact des impôts prélevés à l’échelon local. Le gouvernement a donc une légitimité institutionnelle mais il lui manque la possibilité d’agir efficacement au niveau local tandis que les administrations locales peuvent agir au niveau local mais il leur manque une légitimité institutionnelle suffisante pour disposer entièrement de leur pouvoir de manipulation. Zheng conclut que les difficultés liées à la réforme du système fiscal ne peuvent donc pas être résolues par un renforcement du pouvoir central puisque, sur le plan institutionnel du moins, celui-ci dispose déjà du pouvoir.

Pour Zheng, la solution est donc dans une décentralisation du système fiscal mais aussi du pouvoir de décision politique. Le nouveau système fiscal devrait veiller à ce que les administrations locales aient les moyens d’assurer le développement local dans une plus grande autonomie de décision politique à l’égard du pouvoir central.

On ne sait pas si les partisans du centralisme tels que Wang et Hu et le gouvernement de Deng furent inquiétés par ces analyses et ces proposition des ²fédéralistes². Ce qu’on sait par contre c’est que pour la plupart, ces partisans d’une décentralisation plus radicale ont travaillé en étroite collaboration avec le gouvernement de Zhao Ziyang jusqu’à juin 89 ; ils étaient membres du Bureau de recherche sur la réforme institutionnelle de la politique centrale du P.C.C. (Zhonggong zhongyang zhengzhi tizhi gaige yanjiushi), ou membres du Centre de recherche du conseil d’Etat pour la réforme de la politique agricole (Zhongguo guowuyuan nongcun gaige zhengce yangjiu zhongxin). Après le massacre de Tiananmen en juin 89 et l’éviction de Zhao Ziyang du gouvernement, ils ont tous du quitter la Chine et la plupart sont allés aux Etats-Unis. Ce qui n’est pas le cas de Hu qui lui est resté à l’Académie des Sciences Sociales de Pékin.

Même si les analyses et les propositions de Hu et de Wang (et d’une façon plus générale des partisans du renforcement du pouvoir central) divergent de celles de Zheng et de Wu (les partisans du fédéralisme), les deux courants accordent une place essentielle à la réforme du système fiscal chinois et recherchent une meilleure articulation politique et économique entre le gouvernement et les administrations locales. Mais dans les deux cas la question initiale n’est-elle pas mal posée ? Les doutes, voire les inquiétudes que j’éprouve à la lecture de ces thèses viennent en partie de ma méconnaissance de la Chine populaire et de ma méfiance envers les appareils de ²l’Etat développeur² tels que nous l’avons connu à Taiwan.

3. L’Etat développeur et la dépendance

Après les NPI, c’est au tour de la Chine de captiver l’attention : étant donné la taille de sa population et la superficie de son territoire, on se met à craindre ou à rêver de son impact sur l’économie mondiale si elle réussissait à réaliser le même exploit que les NPI. En passant des NPI à la Chine, les recherches sur le développement se sont encore davantage focalisées sur le rôle de l’Etat, étant donné l’importance qu’avaient acquise les institutions du gouvernement et du Parti communiste depuis 49. Toute la société était passée sous le contrôle omniprésent de ces deux machines d’Etat. Mais comme l’a déclaré Zhuo Xueguang, un chercheur sino-américain, ²les recherches occidentales sur la chine tendent à réduire les institutions au régime politique, le régime politique au gouvernement, et le gouvernement au chef de l’Etat.² On tend à être obnubilé par les institutions de l’Etat et oublier celles de ²la société civile².

Le développement rapide de l’Asie orientale a remis en cause le paradigme de la théorie du développement. Il a surtout ébranlé la foi des modernes qui avaient fait des valeurs traditionnelles l’obstacle majeur au développement. Dans les années 50-60, qu’ils fussent marxistes ou libéraux, l’arrogance moderne voyait les sociétés de l’Asie orientale comme engoncées dans un confucianisme radicalement hostile au développement. A partir des années 80, le vent a commencé à tourner en faveur des ²valeurs asiatiques² parmi lesquelles le confucianisme était soudain remis à l’honneur et bon nombre de ses détracteurs d’hier devenaient ses admirateurs.

Du côté des néo-marxistes, les succès économiques de l’Asie orientale devenaient alors une sérieuse épine. Ceux qui ont été amèrement déçus par l’école de la dépendance qui n’a cessé de s’attaquer à ²l’assujettissement des pays-en-voie-de-développement au capital et à la technologie des pays développés², ont vu soudain la panacée dans ²le miracle économique des Quatre dragons² . Et pour ceux qui aujourd’hui encore refusent de jeter à la poubelle les efforts théoriques de l’école de la dépendance les théories sur l’Etat développeur en Asie orientale sont devenues des défis incontournables.

Pour le moment, et de façon très polémique, les détracteurs de l’école de la dépendance ont plaisir à présenter un Etat qui en Asie orientale aurait su élaborer des stratégies industrielles aptes au développement tout en réussissant à mobiliser sa population sur ces objectifs. Le consensus serait un modèle commun au Japon et aux NPI, bientôt peut-être de la Chine ; c’est ici notamment que les partisans ²des valeurs² ajoutent à ce tableau le piment culturel du ²confucianisme.²

Qu’ils soient ou non favorables aux thèses culturalistes, le premier point sur lequel insiste cette ²école de l’Etat développeur² porte sur le choix stratégique avisé en matière de politiques industrielles : priorité aux exportations ou priorité à la substitution des importations ; les pays d’Asie orientale auraient ²réussi² parce qu’ils auraient choisi la première option, ceux d’Amérique latine auraient ²échoué² parce qu’ils auraient choisi la seconde. Les industries d’exportation devraient recevoir le maximum d’encouragements, voire même de subventions par l’Etat pour ²conquérir les marchés internationaux², vu comme l’objectif ultime du développement. Et dans le cas de l’Asie orientale cette option stratégique se justifiait d’autant plus que le marché national des NPI aurait été ²trop petit² pour développer son industrie. Cette stratégie des politiques industrielles des pays de l’Asie orientale seraient bien plus sages que les vains efforts déployés par les pays d’Amérique latine pour substituer les importations.

Un autre point sur lequel insiste cette ²école de l’Etat développeur² porte sur la capacité des gouvernements d’Asie Orientale à avoir su jouer avec les capitaux étrangers. Il est probable que l’école de la dépendance ait exagéré la sujétion des PVD aux capitaux étrangers et il est fort probable que ces capitaux ne peuvent pas dominer tout un pays sans la collaboration des gouvernement des pays qu’ils ont pris pour cibles de leurs investissements. Comparés aux gouvernements des pays d’Amérique latine, ceux d’Asie orientale ont peut-être été plus avisés. Mais au lieu de clore le débat comme si là encore il y avait eu ²une fin de l’histoire², mieux vaut sans doute essayer de le relancer de façon moins polémique. Ainsi pourrait-on revenir sur le fait que les gouvernements d’Amérique latine ont eux aussi cherché à se libérer de la tutelle des capitaux étrangers, notamment nord-américains, mais que le contexte politique de la Guerre froide ne leur a pas permis d’accomplir ce désir, contrairement aux pays d’Asie Orientale qui eux bénéficiaient de la géostratégie militaire américaine du containment du communisme. Si l’Etat a pu jouer un rôle important et positif dans la réforme agraire à Taiwan (et en Chine peut-être aussi) mais lorsqu’on met l’Etat au cœur des préoccupations de sa recherche, on court le risque d’oublier ²la société². Ce n’est pas par démagogie que j’ai souhaité faire ²une enquête de terrain² en usine ; il est trop facile de critiquer les réflexions théoriques en les accusant ²d’ignorer la réalité quotidienne.² Cette enquête n’avait pas pour but de rejeter mais de continuer à questionner ces théories sur l’Etat développeur à Taiwan et en Chine populaire, entre partisans d’une centralisation et partisans d’un semi-fédéralisme.

 

 

 

 

 

Deuxième partie : le débat vu d’une usine

 

1. Introduction

Dans la première partie, je me suis efforcé de faire le point sur des enquêtes et des théories autour de la question du rôle de l’Etat dans le développement faites par d’autres. Il s’agit maintenant de questionner ces théories à partir de ma propre expérience. Face aux études citées en première partie, mon enquête ²ne fait pas le poids² : elle ne concerne qu’une usine, dans une bourgade, dans une région, dans une province de Chine, et dans une durée très limitée de deux semaines. Cette enquête n’était qu’une première prise de contact avec la Chine populaire. Le but était de suivre le conseil de M.Cartier et d’assumer la remarque de Zhuo Xueguang (cf. l’introduction générale et l’introduction de I.3) : reformuler la question du rôle de l’Etat dans le développement à partir de la société. Le hasard a fait que je me rende dans une entreprise étrangère près de Canton et que ce contexte a provoqué un déplacement de ma question initiale, ce que je n’avais pas prévu.

 

 

 

 

 

1.1 L’usine et sa région

L’usine dans laquelle j’ai fait cette enquête (ci-après l’usine DC) est une joint-venture entre un fabriquant de valises de voyage dont le siège est à Taipei (ci-après la société W) et le deuxième producteur mondial de valises de voyage dont le siège est à Paris (ci-après la société D). La société W détient 51% du capital de cette joint-venture. Le patron et les cadres sont taiwanais, et ils ont été recrutés par la société W. Les sociétés D et W ont créé une société à Hong-Kong pour investir en Chine (ci-après la société D&W), c’est à dire, non seulement pour s’occuper de l’usine DC mais aussi pour ouvrir d’autres usines à l’avenir. Toute entreprise taiwanaise qui veut investir en Chine populaire est obligé de créer ce genre de bureau à Hong-Kong car le gouvernement de Taipei interdit encore les investissements directs. En ce qui concerne les investissements étrangers directs, la réformes de 78 a distingué les entreprises à capitaux entièrement étrangers (waizi qiye) et les entreprises à capitaux mixtes ( zhongwai hezi qiye). L’usine DC appartient à la première catégorie.

L’usine DC fabrique en sous-traitance des valises de voyage pour le marché européen de la société D (selon l’accord qu’elle a signé avec la municipalité de Tangxia, l’usine DC a le droit d’exporter la totalité de sa production en France). La société W possède deux usines à Taichung (côte ouest de Taiwan). La première (ci-après l’usine WT1), fabrique des rouleaux de PVC et des pièces détachées (poignées, sangles, fermetures éclairs, roulettes, etc.,) pour l’assemblage de valises qu’elle fournit à l’usine DC de Tangxia. La deuxième usine (ci-après l’usine WT2) fabrique des valises en sous-traitance pour le premier producteur mondial de valises de voyage et principal concurrent de la société D (ci-après la société S). On peut donc dire que la société W fabrique des valises pour la société D avec l’usine DC dont elle est le principal actionnaire (avec 51%), et qu’avec l’usine WT, elle fabrique des valises pour son principal concurrent, la société S. (cf. tableau N° 1 en annexes)

Ni la société S ni la société D ne sont au courant de leur structure de production ²incestueuse². Si elles l’étaient, il y a de fortes chances qu’elles changeraient toutes deux de partenaire, mais cela n’est pas certain. Ce point nous suggère un intérêt théorique majeur pour des discussions au sommet sur le capitalisme mondial, notamment toute la question sur ²la compétitivité² des entreprises, et du soi-disant rôle de l’Etat pour accroître cette compétitivité. Mais j’ai préféré m’abstenir pour le moment d’enquêter sur ce point et remettre cette analyse aux recherches durant la thèse. Je me limiterai donc pour l’instant à une analyse en aval, dans les bas-fonds de la vie matérielle pour reprendre les catégories de Fernand Braudel, et ce, en partant de la situation de l’usine DC et de sa région.

L’usine DC se trouve à Tangxia, une bourgade (zhen) de 30 000 habitants, dans le district (diqu) de Dongguan, dans la province du Guangdong, à 4 heures de train de Canton. Avant les réformes de 78 et 84, l’économie de Dongguan reposait sur l’agriculture ; elle était loin alors d’être industrialisée comme la région de Canton. Mais en 83, le district de Dongguan et celui de Zhongshan accèdent au statut de ²municipalité² (shi), dans l’intention de former des zones de développement ayant pour but de rivaliser avec celles de Canton, Shenzhen et Zhu Hai. Aujourd’hui, avec le district de Shunde et celui de Nanhai, Zhongshan et Dongguan font partie de ce qu’on appelle les quatre petits tigres du Guangdong.

Lors de mon enquête, le total des salariés de l’usine DC était de 351 personnes, soit trois fois plus que dans l’usine WT. Hormis trois cantonnais, les ouvriers de l’usine DC ne sont pas originaires de la province du Guangdong. Compte tenu des distances entre ces provinces et de leurs différences linguistiques, mais aussi pour traduire en français le terme que ces ouvriers utilisent eux-mêmes en chinois (mingong) je les appellerai dorénavant des ²immigrés² et je reviendrai sur ce choix de traduction. Le cas de l’usine DC n’est pas exceptionnel. D’après le directeur de l’usine DC, le pourcentage d’immigrés employés dans les entreprises taiwanaises de Tangxia dépasse 80%. Le recensement national de 1990 comptait pour le district de Dongguan plus de 400 000 registres provisoires d’habitation (linshi hukou) soit entre 20 et 25% de la population totale du district, et dans la zone économique spéciale de Shenzhen, proche du district de Dongguan, les registres provisoires d’habitation représentaient 52,5% de la population. En se gardant des amalgames, le registre provisoire d’habitation se rapproche de la carte de séjour dotée d’un permis de travail en France : il concerne principalement les paysans qui travaillent en ville mais qui continuent d’être enregistrés dans leur campagne d’origine.

Selon l’accord qu’elle a signé avec la municipalité de Tangxia, l’usine DC est tenue d’embaucher en priorité des habitants de la municipalité, et de recourir aux immigrés uniquement lorsque la main-d’œuvre locale est insuffisante. Comment se fait-il alors que tous les ouvriers soient des immigrés ?

D’après l’enquête de la Banque Mondiale déjà citée, les travailleurs immigrés dans les entreprises rurales ne représentent que 15,3% des actifs, même dans le district de Nanhai dont le marché du travail est comparativement plus ouvert aux paysans. Il semblerait donc que ce soient les entreprises étrangères qui aient le plus tendance à recourir aux travailleurs immigrés. Pour quelles raisons ?

Enfin, compte tenu de ce que nous avons vu en première partie de ce mémoire, quel rôle joue l’Etat par rapport à ce phénomène, et quelle notion du développement en ressort-il ?

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

1.2 Méthode d’enquête

Les choix de méthode varient en fonction de l’objet de la recherche. Ce qui me préoccupait lorsque je suis parti faire cette enquête, c’était les changements intervenus dans la vie des ouvriers depuis la réforme de 78. Plutôt que de commencer par une étude statistique exhaustive, une étude de A.Walder sur la situation des ouvriers dans les entreprises publiques en Chine (guoying qiye) qui mettait l’accent sur les ouvriers m’a suggéré de commencer par enregistrer sur le vif le point de vue des ouvriers sur leur conditions de travail. Il me fallait d’abord gagner leur confiance, car non seulement j’étais ²un Taiwanais² (et ils pouvaient facilement s’en apercevoir par mon accent et surtout par les nombreuses différences lexicales entre le mandarin de Taiwan et celui du continent), mais de plus c’est le patron, lui aussi taiwanais, qui m’a présenté à l’ensemble des ouvriers. Je me suis donc efforcé lors de cette première enquête, de mettre de côté les questionnaires préétablis de mes études de sociologie à Taiwan pour me contenter de dialoguer librement avec les ouvriers. Craignant d’inhiber les personnes que j’interrogeais en utilisant un enregistreur, dès que l’entretien était terminé, je me précipitais dans ma chambre pour transcrire leur propos aussi fidèlement que possible. Pour donner un aperçu de leurs propos pris sur le vif, des extraits de ces entretiens sont mis en annexes.

Outre les entretiens avec le directeur de l’usine DC, le chef du Parti communiste de Tangxia et le chef du bureau national des impôts de Dongguan, sur les 300 ouvriers présents à l’usine pendant l’enquête (les autres étaient retournés dans leur famille pour le Nouvel An), j’ai sélectionné 20 ouvriers en fonction de leur origine provinciale, de leur sexe, et leur fonction dans l’usine. Vingt personnes c’est peu ; pour cette première enquête, plutôt que de faire un sondage exhaustif, je souhaitais surtout analyser l’étendue d’un discours pour formuler quelques questions fondamentales. En raison des horaires de travail surchargés des employés , j’ai réparti les séances d’enregistrement en sessions de 3 entretiens par personne, ce qui a fait au total une durée totale de 4 heures d’entretien en moyenne par personne. Avant de procéder à l’analyse des transcriptions, j’ai d’abord réparti ces entretiens tels que je les avais entendus, en 3 séries chronologiques, pour éviter de me conformer à des schémas d’analyse a priori. Dans la première série d’entretiens les ouvriers évitent de critiquer tout ce qui touche à l’usine parce qu’ils se méfient de moi ; ils m’ont vu en compagnie du directeur. Après la première série d’entretiens, j’ai encore réduit le nombre d’ouvriers à 10 personnes pour pouvoir prolonger la durée de chaque entretien et gagner leur confiance.

Lors de la première série d’entretiens, ils m’ont surtout parlé des raisons de leur départ de la campagne, ce que sont devenues leurs terres, ce qu’ils pensent des entreprises rurales, et du mépris des citadins. C’est pourquoi le premier point de cette deuxième partie (Les ouvriers sont des paysans) porte sur les raisons possibles de leur migration à Tangxia. Lors de la deuxième et troisième série, au fur et à mesure que je gagnais leur confiance, ils me révélaient leur perception du fonctionnement de l’usine. C’est la raison pour laquelle je n’aborderai qu’ensuite la question de leurs conditions de travail à l’usine.

 

 

2. Les ouvriers sont des paysans

Pendant ces entretiens, malgré mon souci de me méfier des réflexes du sociologue, ²l’idéal type" de Max Weber a été plus fort que moi et j’ai fini par repérer deux catégories de paysans qui quittent la campagne : ceux qui sont partis dans l’intention de revenir, et ceux qui sont partis dans l’intention de ne pas revenir.

Les premiers ont pour la plupart moins de 25 ans ; ils vont dans les provinces côtières pour apprendre des métiers autres que ceux de l’agriculture et retourner ensuite à la campagne pour y créer leur entreprise ou trouver un nouvel emploi grâce aux savoirs acquis en ville. La plupart d’entre eux rêvent de faire du commerce, les autres, de travailler dans des entreprises rurales près de chez eux, mais aucun ne veut retourner à l’agriculture et l’élevage. Ceux qui ont envie de faire du commerce ont un regard très critique sur la façon dont sont gérées les entreprises rurales, et estiment qu’elles auraient besoin d’idées nouvelles. Je reviendrai plus loin sur les entreprises rurales.

Ceux qui sont partis dans l’intention de ne pas revenir veulent changer de statut car celui de ²paysan² ne leur convient plus, en particulier lorsqu’ils ont le sentiment d’avoir été soumis à des traitements injustes parce qu’ils étaient paysans. Ils ne veulent plus être considérés comme des ²paysans² toute leur vie. Ils sont plus conscients des ²disparités² entre la ville et la campagne, et ils l’étaient même avant de partir puisque c’est le sentiment d’être considérés comme des citoyens inférieurs par les citadins qui les a poussé vers les villes de la côte. Pour eux, la ville c’est l’occasion d’une vie nouvelle et de la rencontre avec… des citadins ! Rencontres qui renforcent leur complexe d’infériorité plutôt qu’elles ne l’apaisent : ils sont passés du complexe ²du statut de paysan² au complexe ²de l’origine paysanne.²

2.1 Que devient la terre ?

Hormis quelques exceptions, tous les ouvriers interrogés étaient responsables de terres dans leur campagne d’origine.

D’après une recherche confiée par la Banque Mondiale au Groupe de recherches sur les problèmes du développement agricole de l’Académie des Sciences Sociales de Pékin, lorsque les terres confiées aux exploitations familiales ont commencé à être distribuées par les fonctionnaires (au nom de l’ensemble de la collectivité) lors de la dissolution des communes populaires à partir de 78, chaque région a distribué les terres différemment. D’après les ouvriers interrogés, certaines régions ont fait une moyenne par habitant, puis elles ont modifié la répartition des terres en fonction de l’évolution démographique. Mais certaines régions n’ont pas fait ces modifications parce que c’était trop complexe ou bien parce que cela risquait de freiner les investissements pour augmenter la productivité de la terre; dans ce cas les terres sont confiées aux enfants comme par héritage. Comme ces terres confiées aux exploitations familiales sont censées alimenter toute la population chinoise, la loi en interdit l’abandon, sauf lorsqu’il y a nécessité de mise en jachère pour des raisons d’épuisement du sol. Si le responsable de la terre quitte la campagne, il faut donc trouver quelqu’un pour le remplacer. Cette décision fait alors l’objet d’une négociation au sein de la famille, et d’après les ouvriers, c’est ²le chef de famille² qui semble arrêter la décision. La plupart des ouvriers interrogés étant très jeune, entre 18-35 ans, je suppose que par ²chef de famille² ils voulaient parler de leur père, mais je n’ai malheureusement pas eu le réflexe de l’anthropologue pour le leur demander.

La plupart de ces terres distribuées par les collectivités sont de petites parcelles de faible rendement. De plus, dans certaines régions, les parcelles allouées à une même famille (par exemple entre un père et son fils) sont souvent très éloignées les unes des autres, rendant impossible le travail en commun. C’est ce qui expliquerait l’apparition des foyers professionnels agricoles (nonyehu) qui prennent en charge les parcelles de leurs co-villageois en plus de leurs propres parcelles. Mais d’après un autre article, les foyers professionnels agricoles apparaissent surtout dans les provinces où l’économie marchande est plus développée. Les paysans confient les terres dont ils sont responsables aux foyers professionnels agricoles en leur versant une rémunération lorsqu’ils veulent se consacrer aux cultures ou aux élevages d’appoint (coton, canards, etc.,), ou à différents petits métiers (taxis, transports de légumes, etc.,) qui leur permettent de gagner beaucoup plus que ce qu’ils gagneraient avec le produit de leurs parcelles. Mais avant de prendre la décision, les paysans et les foyers professionnels agricoles étudient soigneusement la rentabilité potentielle de l’opération. Mais cette recherche qui se limite à la province du Zhejiang a tendance à limiter l’apparition de ce phénomène aux provinces côtières alors qu’en fait on le retrouve même dans le Yunnan et le Guizhou, qui sont pourtant les provinces les plus pauvres de Chine. Cette recherche ne présente que le joli côté de ce phénomène qui fut d’abord spontané à partir de 78 avant d’être encouragé par le gouvernement. Mais les ouvriers de l’usine DC qui viennent du Yunnan et du Guizhou ont une autre perception du phénomène : ²ils y ont été contraints par la misère² et d’autres raisons qu’il importera de clarifier dans la thèse si je peux aller enquêter dans ces provinces.

Ce qu’on peut au moins constater pour le moment c’est que la distribution des terres aux familles à partir de 78 n’a pas empêché les paysans de partir. Et les administrations locales des communes rurales ne les retiennent pas. Certains des ouvriers m’ont même dit que la municipalité leur avait payé une partie du billet de train jusqu’à Tangxia. Le registre d’habitation qui était surveillé de très près par les brigades de production à l’époque des communes populaires a continué d’être contrôlé par les fonctionnaires du village après 78. Mais au cours des années 80, l’attention des fonctionnaires s’est déplacée : ils étaient désormais plus soucieux de la productivité et de la rentabilité des terres que du contrôle strict du registre d’habitation. Soit qu’ils estiment que ces terres sont saturées et ne permettent plus d’entretenir toute la population de leur commune, soit qu’ils renoncent à encourager les paysans à investir dans de nouvelles technologies (engrais, mécanisation, etc.,) pour augmenter la productivité des terres, tant les prix des denrées agricoles sont redescendus à de bas niveaux. Les fonctionnaires des communes rurales cherchent donc à se débarrasser d’une partie de leur ²surplus de main-d’œuvre² en espérant aussi que ces paysans renvoient une partie de leur salaire d’ouvrier dans leur famille.

Le plus grand obstacle au départ vient plutôt de la famille elle-même, en particulier pour les jeunes filles. Toutes les ouvrières que j’ai interrogées sont entrées en conflit avec leur famille avant de partir. La plupart m’ont déclaré que si elles avaient obtenu la permission de partir c’est parce qu’elles n’étaient pas la seule fille de la maison. Contrairement aux hommes, les femmes ne sont pas tenues d’envoyer de l’argent à leur famille, et lorsqu’elles le font, cela ne représente pas plus d’un tiers du salaire mensuel (le salaire moyen des femmes est entre 600 yuan et 700 yuan). Plus que la pauvreté matérielle de la famille, le désir d’aller en ville semble avoir été leur principale motivation. Pour celles qui étaient la seule fille de la maison, cela semble plus difficile encore. La famille leur affirme encore plus vigoureusement qu’une jeune fille est faite pour rester à la maison, qu’elle doit se marier le plus tôt possible, qu’il est dangereux pour elle d’aller en ville toute seule et qu’elle y prendrait de mauvaises habitudes. Autant d’affirmations qui traduisent ²la persistance d’un mode de pensée traditionnel, sexiste et conservateur² pour parler comme les gardes rouges, et d’une certaine façon, comme les fonctionnaires de la Banque Mondiale (ou même de l’U.N.E.S.C.O. pour ce registre-là). Toujours est-il que les hommes, eux, n’ont pas rencontré ce genres d’obstacle à leur départ. Au contraire, le plus souvent, la famille semble les avoir encouragé moralement et financièrement à partir mais il ne ressort pas clairement des entretiens si la famille encourage aussi les hommes qui n’ont pas l’intention de revenir et qui l’ont avoué à leurs parents.

Pourquoi les paysans qui choisissent de quitter leur terre, ne travaillent-ils pas dans les entreprises rurales ?

 

 

 

2.2 Les entreprises rurales

Toujours d’après l’étude du Groupe de recherches sur les problèmes du développement agricole, les entreprises rurales ont pour mission que les paysans "quittent la terre, mais pas la campagne" (litu bu lixiang). Certaines, comme celles de Wenzhou, ont réussi non seulement à satisfaire les demandes d’emploi locales mais ont aussi entraîné le développement économique des régions voisines, devenant ainsi un pôle de croissance. Cela ne serait qu’une exception ; dans la plupart des régions, les entreprises rurales ont échoué à accueillir les paysans, les obligeant ainsi à aller chercher du travail en ville. Mais avant d’affirmer une relation de cause à effet entre l’échec des entreprises rurales et ces migrations massives, il importe d’abord de se demander dans quelle mesure y-a-t-il échec et qu’elles peuvent en être les raisons.

Une autre recherche directement menée par des économistes de la Banque Mondiale compare les entreprises rurales de quatre régions ; la région de Wuxi dans la province du Jiangsu, celle de Nanhai dans le Guangdong, celle de Jieshou dans l’Anhui et enfin celle de Shangrao dans le Jiangxi.

Les deux régions dont les entreprises rurales ont le mieux réussi au regard de la BM sont celles de Wuxi et de Nanhai qui se trouvent dans les provinces côtières où l’économie a connu une forte croissance après la réforme de 78. Outre ses bases industrielles qui remontent aux années trente, la région de Nanhai a l’avantage d’être proche de Hong-Kong, ce qui lui permet d’attirer plus facilement les capitaux et les technologies de l’étranger. La région de Wuxi est proche de Shanghai dont elle reçoit les techniciens retraités des entreprises publiques qui ont permis aux entreprises rurales de devenir des usines sous-traitantes de l’industrie urbaine. Mis à part leur commune avance technologique, les régions de Nanhai et de Wuxi ont connu un développement différent.

Dans les entreprises rurales de Wuxi, l’intervention des fonctionnaires locaux est la plus manifeste : ils contrôlent la gestion des entreprises et leur font bénéficier de certaines faveurs telles que prêts de terrain et de capitaux. En contrepartie, les entreprises rurales sont tenues de compenser ces dépenses de la collectivité en alimentant un fond de subvention pour les paysans en difficulté. Les entreprises rurales sont ainsi tenues de verser à la collectivité une partie de leurs profits. Par ailleurs, les fonctionnaires locaux préfèrent encourager les entreprises rurales à augmenter la machinisation plutôt que d’augmenter les salaires ou d’embaucher des travailleurs immigrés.

A cette vision ²socialiste² de l’entreprise rurale, la BM préfère celle de Nanhai où les fonctionnaires locaux font meilleur accueil aux paysans pour favoriser l’émergence d’un marché ²libéralisé² du travail. Ils encouragent les entreprises rurales à exporter et sont moins motivés par une vision ²socialiste² de redistribution des profits.

Pour la BM, ces différences de priorité s’expliquent par des différences de structure industrielle. Les entreprises rurales de Wuxi relèvent des anciennes communes populaires, sont d’assez grande taille et se consacrent à la fabrication de machines outils tandis que celles de Nanhai relèvent des anciennes brigades de production, se sont développées à partir d’un artisanat traditionnel et des petites industries. Donc les entreprises de Wuxi seraient coincées par le bureaucratisme de leur fonctionnaires tandis que celles de Nanhai seraient secondées par des fonctionnaires éclairés.

Jieshou et Shangrao sont des cas moins réussis au regard de la Banque Mondiale. La région de Shangrao est formée de collines et la densité démographique y est faible, de même que la production rizicole. Les entreprises rurales y exploitent des ressources naturelles abondantes mais les municipalités n’ont commencé à stimuler le développement de ces entreprises qu’après 84. La région de Jieshou est formée de plaines et ses entreprises rurales se limitent à l’industrie de traitement des produits agricoles. Avant 79, il n’y avait presque pas de surplus agricole, ou s’il y en avait, le gouvernement le retirait entièrement du marché local. Après 79, ces prélèvements ont diminué mais les réseaux de commercialisation des produits agricoles sont restés insuffisants ; en plus d’être éloignées des grandes villes ces régions ont peu d’infrastructures routières et ferroviaires.

Hormis certaines régions côtières, les conditions initiales de la plupart des entreprises rurales en Chine ressemblent plus à celles de Jieshou et Shangrao qu’à celles de Wuxi et Nanhai. La plupart des entreprises rurales sont contraintes de se développer en s’adaptant au manque de structures industrielles et de réseaux de commercialisation pour les produits agricoles. Dans la plupart des cas, à Jieshou et Shangjao, les responsables des entreprises rurales sont des fonctionnaires de l’administration locale. Pour Marc Blecher, à la différence des fonctionnaires de Wuxi ou Nanhai qui relèvent d’un ²Etat développeur², ceux de régions comme Jieshou et Shangrao relèvent plutôt d’un ²Etat entrepreneur². Même si les responsables des entreprises rurales ne sont pas tous des fonctionnaires de l’administration locale, ils leur sont soumis, ce qui renforce l’ambiguïté déjà existante sur les droits de propriété dans les entreprises rurales qui sont officiellement sous le régime de la propriété collective ; plus les fonctionnaires locaux participent directement à la gestion, plus le partage des pertes et le réinvestissement des profits sont flous, plus il y a de conflits d’intérêt. Pour la Banque Mondiale, les entreprises qui ont réussi au début de la réforme étaient dirigées par des ²entrepreneurs.² A Wuxi ou à Nanhai, ces entrepreneurs seraient les anciens ouvriers qualifiés qui avaient été envoyés à la campagne pendant la révolution culturelle. Et c’est ce ²capital humain² qui ferait défaut aux régions de Jieshou et de Shangrao.

On peut distinguer deux sortes d’entreprises rurales : les duiban qui relèvent des anciennes brigades de production, et les sheban qui relèvent des anciennes communes populaires. Pour démarrer, les duiban ont besoin d’emprunter technologie et capitaux auprès des administrations locales ou bien des sheban qui sont plus grandes et qui, pour se dédommager, peuvent alors prélever une partie des profits. Pour la BM, de nombreuses pertes seraient provoquées par le manque d’informations sur le marché et les technologies appropriées. Cependant, de par leur nature collective et leur mission d’assurer l’emploi, les entreprises rurales ne peuvent pas être fermées. La seule solution lorsque les entreprises n’arrivent pas à payer les intérêts des crédits bancaires, c’est d’arrêter la production. Elles deviennent alors une charge supplémentaire pour les municipalités et les autres entreprises.

Il en va de même pour les entreprises privées (minban qiye) autorisées depuis 78 qui lorsqu’elles deviennent rentables passent sous le régime collectif des entreprises rurales à la demande des ouvriers et avec l’accord de la municipalité. Car cette collectivisation permet aux salariés de transformer leur registre d’habitation de paysan en registre de citadin, ce qui leur assure la garantie de l’emploi. Mais pour la BM, avec la collectivisation, la gestion passe sous le contrôle direct de la municipalité et perd en efficacité et en rentabilité. La raison principale de cette baisse de rentabilité des entreprises privées après leur collectivisation serait due au fait que les fonctionnaires de l’administration locale profitent de leur main-mise sur la gestion du personnel pour introduire leurs parents ou leurs amis dans l’entreprise, même si ceux-ci n’ont pas les compétences requises. Non seulement les profits de l’entreprise risquent alors d’être interceptés par ces fonctionnaires, mais ceux-ci prélèvent aussi à l’entreprise des impôts irréguliers pour la construction d’infrastructures ou la compensation des perte des autres entreprises. Et en fin de compte ce sont les ouvriers qui voient leurs primes diminuer, ce qui ne les encourage guère à travailler. Cette vision de la Banque Mondiale rejoint du moins celle des ouvriers que j’ai interrogés.

C’est toute la stratégie du ²développement incliné² menée depuis 20 ans qui est aujourd’hui remise en question, y-compris par la BM. Ses experts semblent eux aussi s’inquiéter des migrations massives de paysans vers les villes des provinces côtières. Et c’est pour cette raison, qu’ils s’intéressent aux entreprises rurales qui sont censées retenir les paysans dans les campagnes.

 

2.3 Les disparités villes-campagnes

Hormis la période du grand bond en avant (mai à décembre 58) pendant laquelle une part relativement importante de la population rurale est allée dans les villes pour être ensuite renvoyée dans les campagnes après le mouvement, la mobilité de la population entre les campagnes et les villes fut pratiquement nulle à partir des années 50 jusqu’au début des années 80. La mobilité était impossible avant la réforme car le système très strict du registre d’habitation (hukou) fixait les paysans à la campagne. Pour Lin et Bird, ²l’excès de main-d’œuvre rurale aurait absorbé alors tous les efforts d’amélioration technique pour la production agricole, et aurait ainsi entraîné une stagnation économique et une baisse du niveau de vie.²

Pour Mark Selden, de la période d’imitation du modèle soviétique jusqu’à sa mort, la stratégie de développement de Mao a concentré toutes les ressources du pays pour développer l’industrie. Les disparités entre secteur industriels et agricoles qui en résultent correspondent finalement aux disparités entre villes et campagnes. L’Etat n’a cessé de ponctionner systématiquement les ressources du secteur agricole pour subventionner les industries lourdes de la ville et sa pléthore d’administrations : maintien des pris agricoles à bas niveaux, priorités des investissements à l’industrie lourde, salaires et subventions pour les ouvriers des entreprise publiques, etc., Par rapport à la ville, les habitants des campagne semblaient alors en position d’infériorité. Pour empêcher les paysans d’affluer en ville, l’Etat les a assigné à résidence dans les campagnes depuis l’instauration du registre fixe d’habitation en 55 jusqu’à son assouplissement au début des années 80. Mais de la même façon, l’Etat a aussi envoyé 48 millions de citadins à la campagne de 66 à 76. Durant la révolution culturelle, les paysans jouirent alors d’une certaine aura idéologique, à défaut d’une jouissance matérielle.

A titre d’exemple de ces disparités villes-campagnes, jusqu’en 78, le salaire annuel moyen d’un ouvrier d’une entreprise publique était de 526 yuan (renminbi) contre seulement 10 yuan pour un paysan. Outre les écarts de salaire, un ouvrier d’une entreprise publique bénéficiait encore d’un système de huit heures maximum de travail par jour, de soins médicaux, de subventions pour le logement et l’alimentation, de l’emploi à vie, de la retraite à 60 ans pour les hommes et 50 ou 55 ans pour les femmes, et d’une pension de retraite équivalente à 70-80% du salaire.

Depuis 52, le gouvernement demandait aux paysans de "compter sur ses propres forces" (zi li geng sheng" ou "zi shi qi li"). Et cette logique a continué après 78 puisque le gouvernement n’accorde quasiment aucune des subventions accordées aux ouvriers des entreprises publiques situées en zone urbaine aux paysans ou aux ouvriers des entreprises rurales. Cette dualité s’étend également à l’éducation. Le gouvernement prend en charge toutes les dépenses d’instruction et les subventions pour les écoles, les collèges, les lycées et les universités qui sont dans les villes alors que dans les campagnes, l’entretien des locaux, et même le salaire des professeurs, les fournitures des enfants, etc., presque tout doit être financé par les habitants sans aide de l’Etat. Les disparités villes-campagnes n’ont donc été que temporairement diminuées par les réformes de 78 et 84. De plus, elles ne se limitent pas aux différences de revenus entre paysans et ouvriers mais doivent être élargies à tous les travailleurs ruraux.

Pour les employés, ce système de subventions aux entreprises publiques représentait 82% de leur salaire nominal moyen ; et pour l’Etat, 13% du PNB. Les subventions les plus importantes concernaient des bons d’achat pour des produits d’alimentation (en particulier pour l’huile). Jusqu’à 78, ce système de subventions maintenait à un faible niveau le prix des denrées alimentaires dans les villes. En 78, un citadin recevait en moyenne une subvention annuelle de 526 yuans, dont 180 yuans de bons alimentaires. De 78 à 84, le revenu moyen d’une famille rurale a augmenté de 15% contre 8% seulement pour celui d’une famille urbaine ; et le pouvoir d’achat a augmenté de 13% pour une famille rurale contre 7% pour une famille urbaine. Mais ces pourcentages chéris par les économistes de la Banque Mondiale ne reflètent pas ce que ressent un paysan lorsqu’il comprend qu’un citadin touche en moyenne 750 yuan de plus que lui en 85, ou 488 yuan en 78. En valeur absolue, l’écart entre les revenus entre citadins et ruraux reste considérable.

Alors que dans les villes, les femmes ont pu accéder à des emplois rémunérés avec accès au système de subventions, à la campagne, les femmes devaient participer au même titre que les hommes à la constructions et l’entretien des infrastructures (routes, canaux, etc.,) pendant la saison morte, ce qui augmentait le nombre de jours de travail sans se traduire par une augmentation de revenus. Outre ces corvées dont les paysans étaient seuls à devoir s’acquitter, un contrôle très strict de la production et des prix des denrées de l’agriculture et de l’élevage empêchait les paysans d’améliorer leurs revenus par une production d’appoint (cochons, canards, poulet, coton, ou céréales secondaires telles que sorgho et soja) comme cela se faisait traditionnellement jusqu’à l’instauration des communes populaires.

Au milieu des années 60, dans les villes la population a augmenté beaucoup plus vite que la construction de logements et d’installations publiques, et ce malgré un chômage de plus en plus important. Pour se débarrasser de cette pression, le gouvernement de Mao a envoyé 17 millions de citadins à la campagne de l966 à 1976. Non seulement les paysans ont continué d’entretenir les privilèges des citadins mais ils devaient en plus en accueillir le trop plein.

La seule exception au système très strict du registre d’habitation qui fixait les paysans dans les campagnes était l’autorisation donnée aux paysans vivant à proximité des villes de venir occuper un emploi provisoire pendant la saison morte, dans les chantiers de constructions ou dans les transports, mais leur famille devait rester à la campagne. Dans les années 70, ces paysans ²urbains provisoires² dépassaient déjà 10 millions. Ils accomplissaient déjà les tâches les plus pénibles, les plus dangereuses et les plus mal payées, et ne recevaient aucune des subventions dont bénéficiaient les ouvriers des entreprises publiques, pas même de soins médicaux et bien sûr aucune retraite. Non seulement ils ne bénéficient pas de l’emploi à vie mais ils pouvaient être licenciés à tout moment. Malgré tous ces inconvénients, les paysans étaient encore attirés par ces emplois et malgré le coût de la vie en ville, ils arrivaient à économiser de l’argent qu’ils envoyaient ou rapportaient à leur famille, pour lui permettre d’améliorer son quotidien en achetant des produits sur le marché (alimentation et vêtements) ou pour parer à des frais de mariage, etc.,.

Certains de ces paysans espéraient devenir un jour ouvrier dans une entreprise publique bien que la possibilité de réussir fut pratiquement nulle. Ces paysans formaient ainsi une couche (ou classe) intermédiaire entre les citadins et les ruraux ; ce sont des ²paysans urbanisés², des ²urbains provisoires² ou des ²rurbains². Ils étaient le signe d’une relative ²mobilité sectorielle² mais aussi de l’opportunisme et de l’hypocrisie du gouvernement ²socialiste². La main-d’œuvre bon marché qu’ils constituaient dans les villes permettait aussi au gouvernement de limiter les augmentations de salaire pendant les phases de croissance industrielle. Ils passaient officieusement à travers la frontière très officielle imposée par l’Etat entre villes et campagnes. Quel impact avaient-ils sur les paysans restés à la campagne ? Les incitaient-ils à faire de même ?

 

 

 

2.4 Conclusion

D’après les études de la Banque Mondiale et de l’Académie des Sciences de Pékin, les ouvriers quittent leur terre parce qu’elle ne peut plus les nourrir. Ils ont confié les terres dont ils étaient responsables à des foyers agricoles, ce qui permet d’améliorer la rentabilité des terres. Et si seulement peu d’entre eux restent travailler dans les entreprises rurales, c’est parce que celles-ci sont pour la plupart encore trop marquées par le bureaucratisme et le népotisme de l’ère Mao. Il convient cependant d’observer avec attention le brillant exemple libéral de Nanhai. Enfin, si la plupart de ces paysans finissent dans les villes, c’est parce qu’ils sont attirés par le travail en raison des écarts de salaire, et ce, si l’on complète cette vision par l’étude de Marc Selden, depuis l’ère Mao.

Dans le cas de l’usine DC, toutes ces raisons apportent des éclairages sur les raisons qui peuvent expliquer pourquoi les ouvriers sont d’anciens paysans qui ont quitté leur campagne. Mais dans quelle mesure peut-on dire que ²les disparités entre villes et campagnes² sont la cause majeure de ces migrations paysannes? Si les ouvriers que j’ai interrogés perçoivent les problèmes des entreprises rurales d’une manière sensiblement proche des analyses de la BM, cela ne signifie pas pour autant que la seule solution pour les régions ²sous-développées² soit de ²rattraper les régions côtières² avec l’argent envoyé par leurs paysans immigrés, ou de compter sur leur retour pour ²rationaliser² (c’est-à-dire pour la BM tirer un trait définitif sur ce que le collectivisme pourrait avoir de positif) la gestion des entreprises rurales.

Si les fortes disparités entre la ville et la campagne représentent un contexte favorable à la mobilité des paysans vers les provinces côtières, ce qui ne veut pas dire qu’il le soit, le problème suivant est de savoir pourquoi certains paysans choisissent de quitter la campagne et pourquoi d’autres choisissent d’y rester, et dans les deux cas, quel est l’éventail de choix possibles : s’agit-il d’exode, d’exil, de fuite, de migration ? Quel rôle jouent réellement les écarts de salaire dans la motivation des paysans à quitter la campagne pour aller en ville ? Et quelles peuvent être les différentes motivations, les différentes raisons objectives et subjectives de partir selon qu’il s’agit d’un homme marié ou d’une jeune fille, de quelqu’un qui veut revenir ou quelqu’un qui ne veut surtout pas revenir, d’un village où il y a la télévision d’un village où elle n’y est pas encore ?, etc.

Dans la mesure où ²les disparités entre villes et campagnes² sont un leitmotive des analyses citées dans la première partie, un nouveau regard sur ces migrations pourrait permettre de reformuler la question du rôle de l’Etat dans le développement.

Dans cette première ébauche de réponse au pourquoi de ces migrations, le regard que Selden porte sur le système du registre d’habitation peut stimuler une approche nuancée de l’Etat développeur. Dans la mesure où Selden montre que le système du registre d’habitation était une mesure pour limiter ²les mouvements aveugles de population², une mesure ²d’économie politique² donc, animée par les meilleures intentions d’un gouvernement soucieux ²du développement de la nation². Dans quelle mesure la politique de Deng a-t-elle suivi une ²stratégie de développement² relevant de la même logique? En attendant de pouvoir mieux expliquer les raisons qui ont pu pousser les paysans à quitter la campagne, quelles pistes de réflexion sur l’Etat développeur peut nous apporter le regard des ouvriers de l’usine DC sur leurs conditions de travail à l’usine ?

3. Leurs conditions de travail à l’usine

 

3.1 Introduction

L’usine DC se compose de trois bâtiments, un de trois étages et deux de quatre étages. Les immeubles peuvent se diviser en deux grands secteurs : l’usine proprement dite et les logements. La superficie totale du foyer des ouvriers est de 720 mètres carrés, ce qui étant donné leur nombre, fait seulement un espace moyen de 1,7 mètre carré par personne. Quant à la cantine, comme elle n’a que 40 sièges, même en divisant les repas en deux groupes horaires, beaucoup d'ouvriers n’ont pas de sièges pour s’asseoir. Le rez-de-chaussée du foyer est destiné aux toilettes et aux salles-de-bain ; une salle-de-bain pour les hommes, deux pour les femmes. Les ouvriers vont prendre de l’eau chaude dans des petits seaux en plastiques à la chaudière dehors. Les cadres chinois et taiwanais sont beaucoup plus à l’aise. (cf. en annexes le tableau 2)

L’usine comporte trois parties : les ateliers (l’atelier de coupage au RDZ et les secteurs couture au premier et deuxième étage), les entrepôts au RDZ, et les bureaux au troisième étage (cf. tableau N°3 en annexes).

A l’exception du carton d’emballage, le matériau de base (des rouleaux de PVC fabriqués à l’usine WT1 de Taichung) ainsi que toutes les pièces détachées (poignées en plastique, sangles, fixations en métal, fermetures éclair, roulettes), tout est importé de Taiwan via Hong-Kong et Dongguan, même les notices d’utilisation.

Au rez-de-chaussée, les ouvriers coupent les rouleaux de PVC. Au premier étage, les ouvrières assemblent ces parties pré-coupées, puis après un premier contrôle de qualité, d’autres ouvrières rajoutent les poignées, les sangles, les fermetures éclair et les roulettes. Après le dernier contrôle de qualité, les valises sont exportées en France via la douane de Dongguan. De même que c’est la société D en France qui a passé les commandes d’achat, c’est elle qui vérifie la qualité des produits avant livraison aux distributeurs. Mais l’organisation de l’usine DC a été calquée sur celle de l’usine WT1 à Taiwan et non sur celle de l’usine DC en France. Comme j’avais auparavant pu visiter l’usine WT1 à Taichung, j’ai pu constater que tous les termes techniques, les noms des secteurs de l’usine en mandarin ont été conservés tels quels à Tangxia.

Les bureaux s’occupent de la gestion des commandes et du personnel. Les entrepôts servent à stocker les rouleaux de PVC et les pièces détachées à leur arrivée, et les valises une fois terminées avant leur expédition.

Les différents contrôles de qualité ont pour but d’éviter le gaspillage des matériaux et des pièces détachées, et de rendre homogènes les valises à leur sortie de l’usine.

Après étude du marché européen, la société D en France commande par petites quantités, environ 3 000-5 000 exemplaires par modèle de valise. Les lignes de production doivent s’adapter en permanence à cette gestion à flux tendus. Sauf en cas de force majeure tels que retard d’arrivée des matières premières ou lorsque D France a changé la commande à la dernière minute, le directeur de DC ne peut se permettre de refuser aucune commande de D France. Et plutôt que d’augmenter le nombre d’ouvriers, il reporte les pressions de cette gestion à flux tendus sur les ouvriers en leur demandant des heures supplémentaires. En regardant le registre de présence de décembre 96, j’ai constaté que même en période calme, encore un quart des ouvriers faisait des heures supplémentaires. En principe, le travail commence à sept heures et finit à dix-sept heures avec une heure et demie de pause pour le déjeuner. S’il y a des heures supplémentaires, les ouvriers reprennent à dix-neuf heures et restent jusqu’à ce que le travail soit achevé. Il n’est pas rare que le travail se termine à minuit. Au total, les ouvriers travaillent donc 12 à 13 heures par jour en moyenne. Les plus touchées sont les ouvrières employées à la couture, soit les deux tiers du total des employés de l’usine.

D’après le directeur de l’usine, si à la fin de 96, la première année d’exercice, l’équilibre financier fut atteint c’était dû en grande partie à l’attention que les cadres taiwanais ont porté au contrôle de qualité. Mais les cadres ont subi les conséquences de ce contrôle : maux de ventre, stress et neurasthénie. Eux aussi doivent faire des heures supplémentaires. C’est ainsi que trois cadres taiwanais ont démissionné avant la fin de la première année. Le directeur de l’usine DC qui travaillait auparavant dans l’usine WT à Taiwan est un des six actionnaires principaux de l’usine, chacun des actionnaires ayant un sixième du capital. Il semble que les petites ou moyennes entreprises taiwanaises qui investissent en Chine préfèrent confier la gestion à des proches parents ou amis (zijiren) pour éviter les problèmes. Et pour être tout à fait sûr de leur fidélité, on demande au directeur de prendre part au capital et de confier tous les postes importants à des cadres taiwanais, quitte à les remplacer fréquemment s’ils ne supportent pas ²le climat² de la Chine populaire.

Je comparerai ici mon enquête à Tangxia avec une étude de Shieh sur les industries de confection à Taiwan.

 

 

3.2 Diviser pour mieux régner

Les ouvriers sont surtout des ouvrières

Lorsque le directeur me faisait part de sa conception de la gestion, il revenait souvent sur des propos paternalistes et militaires tels que : "un rapport familial alliée à une discipline et une hiérarchie militaire avec les ouvriers, voilà ce qu’il faut pour bien gérer ici.² L’usine est une grande famille dont le directeur joue le rôle d’un chef de famille et les ouvriers, celui des enfants ; voilà ²la culture de l’usine DC.² Et il attend d’une façon assez naïve que tous les ouvriers s’identifient comme des membres de cette charmante famille, et qu’ils soient tous solidaires pour le grand succès de l’entreprise.

Cette philosophie basée sur la bienveillance familiale et la répression militaire s’inscrit dans la droite ligne du miracle taiwanais de l’après-guerre. Paternalisme, militarisme, il ne manquait plus que le machisme. Ce dernier s’exprime par le souci des cadres et du directeur de confier la couture à des femmes. Comme à Taiwan dans les années 70, lorsque les paysannes venaient travailler à Taipei et dans les villes de la côte ouest, dans les petites et moyennes entreprise de confection destinée à l’exportation, la couture est encore considérée comme une tâche féminine et non-qualifiée, et non-qualifiée parce que féminine. Si leurs salaires sont les plus faibles, ce n’est pas parce qu’elles accomplissent la tâche la moins qualifiée ; la couture est au contraire une étape de fabrication décisive pour assurer la solidité des valises. Leur salaire est le plus faible parce que la couture est vue comme une tâche féminine. Autrement dit, elles sont les plus mal payées parce qu’elles sont des femmes.

Il ressort des interviews que la plupart de ces femmes n’ont pas à expédier de l’argent à leur famille parce qu’il est entendu et par les cadres, et par les autres ouvriers, et par leur famille elle-même, qu’elles accomplissent un travail de femme, donc non-qualifié, et qu’elles sont censées quitter l’usine lorsqu’elles se marieront. La plupart d’entre elles se soumet d’ailleurs à cette logique et trouvent d’ailleurs normal que ce soit leurs parents qui décident de leur futur mari. Elles se soumettent au machisme de l’usine comme elles se soumettent à celui de leur famille. Serait-ce le signe qu’après quarante ans de socialisme, et dans les campagnes en particulier, cette ²tradition chinoise² n’a guère changé ? Pourtant il y a des exceptions : à l’usine DC, trente femmes ont réussi à devenir des contrôleuses et deux femmes ont même accédé au statut de cadre. Il importera de clarifier ce point pour la thèse lors de ma prochaine enquête à l’usine DC.

Ce qu’il importe de garder en mémoire pour le moment, c’est que sur les 348 employés de l’usine, 227 sont des ouvrières du secteur couture, ce sont de jeunes paysannes célibataires non-diplômées pour la plupart. (cf. tableau N°5 en annexes)

 

 

Salaire à la pièce et contrôle de qualité

A la différence du paiement sur une base horaire (journalière, hebdomadaire ou mensuelle), le paiement à la pièce se base sur la quantité de produits fabriqués. Sur une base de salaire très faible, on ajoute des primes ou des subventions variables. Ces primes sont calculées selon la performance du travail, le taux de présence, la quantité mais aussi la qualité des produits. Ce mode de calcul du salaire s’est répandu à Taiwan dans les années soixante. Le système salarial à la pièce est un moyen de calcul relativement simple pour les cadres et le patron mais pas pour les ouvriers.

Selon Shieh, les patrons taiwanais l’ont choisi afin d’éviter les frais de couverture sociale des ouvriers pendant la saison morte, et parce qu’il permet plus de souplesse pendant la période d’activité. Il ne comporte pas les obligations du système salarial horaire qui doit prendre en compte de façon précise le temps de présence régulière et les heures supplémentaires. Le prix par pièce est toutefois fixé à partir des standards pratiqués dans un système salarial horaire, ce qui fait que le prix par pièce diminue lorsque la cadence de production ralentit, ce qui évite au patron de payer les heures supplémentaires. Par exemple, si un ouvrier fabrique une moyenne de 3000 pièces dans le mois, le patron fixe le prix de la pièce à 1 franc et lui verse un salaire de 3000 francs, mais si l’ouvrier fabrique 4,000 pièces, le patron fixe le prix de la pièce à 0,75 francs pour continuer de lui verser 3000 francs.

Pour Shieh, ²le système salarial à la pièce détermine la façon dont les ouvriers perçoivent leur force de travail ainsi que leurs rapports avec les cadres et le patron.² Ce système exploite les ouvriers en leur donnant l’illusion de "travailler plus pour gagner plus". Les ouvriers n’ont aucun fond de salaire garanti ; ils sont obligés de faire des heures supplémentaires, et ne peuvent même pas obtenir de congé maladie. Non seulement le patron n’a pas à payer de salaires pendant la saison morte mais il peut aussi varier comme bon lui semble le prix de chaque pièce produite.

Ce système salarial à la pièce fait croire aux ouvriers qu’ils sont maîtres de leur travail parce qu’ils sont plus "libres". Les ouvriers ne se perçoivent pas comme la propriété du patron. Ils ont plutôt l’impression d’être des "quasi-patrons", ce qui décharge le véritable patron de ses responsabilités envers les ouvriers. Par contre, le patron a tout pouvoir de décider le prix à la pièce et les horaires de travail et quand il n’y a pas de commandes, les ouvriers sont contraints de chercher un autre travail sans que le patron n’ait à s’en soucier. Maintenant qu’à Taiwan de nombreuses entreprises des industries à forte intensité de main-d’œuvre ferment ou licencient, ce sont d’abord les ouvriers payés à la pièce qui sont touchés. Ils perdent leur travail sans indemnité de licenciement et sans pension de retraite.

Si c’est ce système salarial qui s’est le plus répandu dans les industries d’exportation à Taiwan, c’est aussi celui qu’ont choisi les patrons des entreprises taiwanaises implantées après la réforme de 78 dans les provinces de la Chine côtière, en y apportant quelques ²améliorations². Les ouvriers des usines étudiées par Shieh à Taiwan jouissent d’une certaine ²liberté² puisqu’ils peuvent rester chez eux quand il n’y a pas de travail. En revanche, les ouvriers de l’usine DC qui viennent de provinces éloignées sont presque tous contraints d’habiter dans les foyers de l’usine pour limiter leur frais d’hébergement.

A l’usine DC, le salaire à la pièce représentent deux tiers du revenu total des ouvrières du secteur couture ; les primes mensuelles et les subventions (loyer, cantine, primes de fin d’années) représentent un tiers. Les primes mensuelles sont attribuées en fonction du taux de présence et de la qualité des produits. Et d’après le directeur, les primes annuelles sont attribuées en fonction des profits réalisés pendant l’année ou pour des cas spéciaux (parents malades, maternité de la femme, ou décès d’un parent). Je n’ai pas pu vérifier ce qu’il en était de la réalité de ces primes annuelles.

A l’usine DC, le pourcentage des primes mensuelles est supérieur à celui des ouvrières de la confection étudiées par Shieh à Taiwan où les patrons modifient en permanence le prix standard des pièces tandis qu’à l’usine DC, le directeur préfère pouvoir mobiliser ses ouvrières quand bon lui semble plutôt que de gagner un peu plus sur leur salaire. Par contre, ce qui est identique à Taiwan, c’est que le patron estime qu’étant donné le contrôle très sévère de qualité auquel sont soumis les produits une fois arrivés en France, il ne peut pas se permettre de payer aux ouvrières les produits défectueux. Il n’y a pas de saison morte et de saison d’activité à l’usine DC, seulement des périodes plus ou moins chargées en heures supplémentaires. Comme les commandes arrivent en permanence et comme les ouvrières habitent dans l’usine, elles sont là, disponibles, pour ²avoir envie de faire des heures supplémentaires². Elles peuvent être mobilisées en permanence. Le patron a intérêt à baisser le prix par pièce et à augmenter le pourcentage des primes pour ²inciter² les ouvrières à surveiller la qualité, ce qui se traduit indirectement par l’obligation de faire des heures supplémentaires. Si les ouvriers ne font pas ces heures supplémentaires, elles perdent leur prime de présence, soit le tiers de leur salaire. Les ouvrières doivent s’adapter aux fréquents changements imposés pour la couture des valises, et c’est pour reprendre les erreurs causées par ces fréquents changements qu’elles doivent faire des heures supplémentaires.

Sous prétexte de maintenir une qualité homogène des produits, le système salarial à la pièce et le système de contrôle de qualité permettent donc de justifier les heures supplémentaires. Ils polarisent aussi les conflits entre les ouvriers.

 

Ouvriers ordinaires et contrôleurs

Shieh a remarqué qu’à Taiwan il y avait un conflit entre les ouvriers ordinaires chargés de la fabrication (chegong ou putong gongren, ci-après nommés ²ouvriers ordinaires²) et les ouvriers chargés du contrôle de la production (pinguanyuan, abréviation de pinzhi guanzhi renyuan, ci-après nommés ²contrôleurs²). On pourrait comparer les ouvriers ordinaires à des ²ouvriers non-qualifiés² (encore appelés ²ouvriers spécialisés² O.S.), et les contrôleurs à des ²ouvriers qualifiés² dans le système français. Or tandis que les ouvriers ordinaires sont payés à la pièce, les contrôleurs eux, sont payés sur une base horaire car il est difficile, voire impossible, de calculer le salaire des contrôleurs à la pièce. Par ailleurs, les ouvriers ordinaires considèrent qu’ils sont les seuls véritables ouvriers, les seuls producteurs auxquels l’entreprise doit sa prospérité, et que les contrôleurs ne sont que des parasites.

S’agit-il d’un modèle taiwanais de système salarial ? Toujours est-il qu’on retrouve le même système à l’usine DC. Et de même qu’à Taiwan, les ouvriers ordinaires se plaignent des contrôleurs qui les obligent indirectement à faire des heures supplémentaires. Cependant, si les ouvriers ordinaires doivent faire des heures supplémentaires, les contrôleurs aussi. De plus, nous avons vu que l’usine DC augmente le pourcentage des primes dans le salaire total pour ²encourager² les ouvriers à faire des heures supplémentaires, diminuant ainsi la part du salaire à la pièce sur une production régulière. De sorte que les ouvriers sont finalement moins sensibles à la différence entre les deux modes de calcul du salaire. La différence de calcul du salaire ne peut donc être la principale cause des dissensions entre ces deux catégories d’ouvriers. En cherchant ce qui pouvait provoquer le mépris, parfois la haine qu’ils se vouaient mutuellement lors des entretiens, il m’est apparu qu’il y avait aussi des querelles ²ethniques² et des complexes liés aux différents niveaux d’instruction des deux catégories. Ces querelles et ces complexes sont tous deux savamment utilisés, voire animés par les cadres taiwanais.

 

Les diplômés et les non-diplômés

Dans les campagnes chinoises, les diplômés de l’université sont encore rarissimes, de sorte que ceux qui ont pu terminer le lycée font figures de ²diplômés² (gaoxueli) aux yeux des autres. A l’usine DC, les ouvriers diplômés du lycée peuvent devenir chefs de ligne ou secrétaires administratifs dans les bureaux (responsables des achats, des expéditions, service du personnel). Presque tous les contrôleurs ont achevé leurs études secondaires, ce qui n’est pas le cas des ouvriers ordinaires. (cf. tableau N°5 en annexes) Ces derniers estiment que les contrôleurs sont arrogants et choyés par le patron en raison de leur niveau d’instruction plus élevé. J’ai pu constater en tout cas qu’à la différence des diplômés, les non-diplômés ont tendance à rester silencieux pendant et en dehors du travail. Les ouvriers ordinaires jugent le diplôme indispensable pour la promotion tout en s’en plaignant. Ils pensent que les cadres et le patron destinent les postes de responsabilité en fonction du seul niveau d’instruction. Contrôleurs et ouvriers ordinaires accordent donc au diplôme la même importance.

Cette représentation du diplôme pourrait renvoyer au culte du diplôme (ou ²diploméisme², wenbing zhuyi ) qui est souvent analysé comme la persistance d’une ²tradition chinoise², ²héritée du confucianisme², et dont le système des examens impériaux serait l’institution majeure. Le diploméisme serait encore bien enraciné malgré la période de la révolution culturelle pendant laquelle les intellectuels étaient envoyés à la campagne. Le fait est que les ouvriers de DC partagent avec les sociologues de l’Académie des Sciences cette vision figée du diploméisme. Mais ce culte du diplôme n’explique pas les différences de comportement entre les ouvriers diplômés et les autres, et la place que les cadres et le patron accordent effectivement aux uns et aux autres.

Car les ouvriers diplômés ne sont pas les seuls à être utilisés par le patron et les cadres taiwanais. Parmi les ouvriers non-diplômés, d’autres ouvriers suscitent l’animosité : ce sont ceux qui ont quitté leur campagne sans souci de retour mus par le désir de faire carrière en ville. Eux aussi sont mal vus parce qu’ils s’identifient aux préoccupations du patron et des cadres taiwanais. Ces ²fayots² rechignent moins à la tâche et exigent de leurs camarades qu’ils s’adaptent aux conditions de travail, aux heures supplémentaires, etc. Le directeur et les cadres taiwanais leur font confiance et s’efforcent de compenser leur mise à l’écart par les autres ouvriers. Ils sont appelés à gravir les échelons hiérarchiques plus lentement que les diplômés, en jouant sur leur ancienneté. C’est ainsi que quelque non-diplômés ont pu devenir contrôleurs, chef de ligne, voire cadre.

Par rapport aux entreprises rurales, les entreprises publiques représentent des pôles technologiques. Mais comme elles restent quasiment inaccessible aux paysans, lorsque ceux-ci arrivent en ville, ils se dirigent vers les entreprises étrangères. Ils étaient arrivés avec le désir d’acquérir de nouvelles compétences professionnelles qu’ils pourraient faire valoir une fois retournés dans leur campagne. Puis ils s’aperçoivent qu’ils apprendront surtout à devenir une main-d’œuvre bon marché. Ils partent alors pour une autre usine, d’où ²un taux élevé de mobilité² dans les statistiques officielles et les complaintes patronales. En revanche, les ouvriers qui étaient arrivés sans désir de retour à la campagne s’avèrent plus tenaces. Ils résistent mieux aux brimades des petits-chefs, aux conditions de travail pénibles et au caractère aliénant des tâches qui leur sont confiées. Ils restent plus longtemps dans la même entreprise. Les ouvriers qui ont une telle détermination s’identifient tellement à l’entreprise que le patron finit par avoir confiance en eux et leur confie des responsabilités.

 

Immigrés et locaux

Certains ouvriers se sentent fortement méprisés par les cadres taiwanais ainsi que par les habitants de Tangxia, et ont beaucoup de mal à le supporter. Les habitants originaires de Tangxia ne sont pas les seuls à considérer le travail dans les usines telles que l’usine DC comme un emploi d’émigré, un boulot aliénant et temporaire (daguan) ; les ouvriers le pensent eux-mêmes. Mais ils ont l’impression que les habitants de Tangxia voient d’un mauvais œil l’arrivée de ces paysans miséreux incapables de gagner leur vie chez eux. Cet perception de l’accueil qui leur est fait confirme et transforme le complexe d’infériorité que les paysans avaient vis à vis des citadins avant de quitter la campagne et qui les avaient poussé vers le travail en ville. En empruntant à Cooley sa théorie sur la formation de la perception du moi, on pourrait dire que celle des ouvriers de l’usine DC s’est faite en deux étapes. Ils se sont d’abord imaginé comment ils seraient méprisés par les citadins, et lorsqu’ils sont arrivés, ils ont été réellement confrontés à ce mépris. Ceux qui sont partis avec le désir de ne pas revenir pour se débarrasser définitivement leur statut de paysan ressentent plus facilement encore ce mépris.

Pour s’adapter à Tangxia, tous ces paysans qu’ils soient diplômés ou non, ont dû fournir un effort important pour s’adapter car ils arrivent dans une province dont le climat, les coutumes et la langue diffèrent largement des leurs. Pour tous ces immigrés, le cantonnais est une langue étrangère qu’ils ne peuvent que lire et écrire mais non comprendre et parler. Ils ont à comprendre leur nouvel environnement en l’interprétant, en le traduisant dans les termes de leur milieu d’origine. C’est surtout à cause de ce mépris dont ils souffrent et à cause de ces difficultés pour s’adapter à leur nouveau cadre de vie, que je tenais dans le cadre de ce mémoire à traduire le terme de mingong par ²immigrés².

 

 

 

 

Les immigrés entre eux

Ces immigrés ne se distinguent pas seulement des habitants de Tangxia. Au sein de l’usine elle-même, les ouvriers se rassemblent selon leur province d’origine. C’est ainsi que différents groupes ²ethniques² se forment et que les hostilités ²ethniques² ne se limitent plus alors entre ²locaux² et ²immigrés² mais entre immigrés eux-mêmes. Le responsable de l’embauche m’a confié que près de 80% des ouvriers sont recrutés par des réseaux provinciaux : une fois embauchés, les ouvriers font appel à leurs compatriotes. Ce qui contredirait une vision persistante chez de nombreux économistes comme quoi les phénomènes migratoires sont des ²mouvements aveugles².

Les ouvriers venus de la même province se parlent dans leur dialecte y-compris pendant le travail s’ils sont sur la même ligne. Tous parlent le mandarin, et c’est la langue qu’ils utilisent pour communiquer entre eux lorsqu’ils sont de provinces différentes. C’est aussi la langue qu’ils utilisent avec les cadres taiwanais. Mais le mandarin n’est la langue maternelle d’aucun d’entre eux ; baptisée ²langue commune² (putonghua) depuis 49, elle est basée sur un dialecte du Nord et s’est imposée au fur et à mesure des campagnes politiques lancées depuis Pékin. Et les ouvriers qui n’ont pu terminer le lycée ont d’autant plus de difficultés pour le comprendre et le parler. Parler en dialecte pendant le travail est alors un soulagement. C’est ainsi que se forment des groupes ²ethniques² au sein de l’usine avec le consentement tacite des cadres et du patron. Mais si des amitiés se tissent alors entre ouvriers d’une même province, une hostilité naît entre ouvriers issus de provinces différentes, et en particulier lorsque ces clivages ethniques recoupent les deux catégories d’ouvriers, les contrôleurs et les ouvriers ordinaires.

Une leçon apprise à Taiwan

Les cadres taiwanais affirment qu’aucun ouvrier n’est obligé de faire des heures supplémentaires, mais qu’ils sont simplement tenus de remplir un quota journalier fixé chaque matin par le chef de ligne (lingban) ²en accord avec les ouvriers.² En amont de cet ²accord², les cadres ont en fait fixé un planning de production à moyen terme très précis pour chaque chef de ligne en fonction des commandes que le directeur a reçues de D France. En créant l’illusion d’un partage des décisions et des responsabilités entre les ouvriers et le chef de ligne pour fixer le quota de production journalier, le directeur et les cadres espèrent limiter le mécontentement des ouvriers. Le chef de ligne est censé servir de tampon. Mais les ouvriers et ouvrières ordinaires qui n’apprécient pas les heures supplémentaires et les écarts de salaire avec les cadres chinois et les contrôleurs(ses) ne sont pas dupes du stratagème : ils se doutent que les cadres taiwanais et le patron en sont les principaux responsables.

Le directeur et les cadres ont donc dû améliorer le système en jouant avec les différentes origines ²ethniques² et les différences de niveau d’instruction des ouvriers. Nous venons de voir que les ouvriers avaient tendance à se regrouper selon leur province d’origine avec le consentement tacite des cadres et du directeur. C’est ainsi que sur chacune des dix lignes de production (entre 16 et 22 ouvriers par ligne), un groupe originaire d’une même province est majoritaire. Et le chef de ligne, lui, est systématiquement originaire d’une province différente de cette majorité. Les chefs de lignes sont donc en situation de ²minorité ethnique² par rapport aux ouvriers ordinaires. La distance qui se crée alors entre ces derniers et leur chef de ligne évite qu’ils ne deviennent solidaires pour exprimer des revendications sur les heures supplémentaires, les conditions de travail, de logement, etc.

C’est d’abord à Taiwan que les cadres taiwanais se sont exercés à cette tactique du diviser pour mieux régner en matière de gestion. Pour essayer de clarifier cette intuition qui m’est venue à Tangxia, je dois me risquer à un survol historique.

En 49, Tchang Kai-Shek arrivait à Taiwan avec 2 millions de Chinois du continent qui ont rapidement monopolisé le pouvoir politique de l’île en employant la manière forte. L’armée du Kuo-Min-Tang (KMT) arrivée en 47 pour s’emparer de l’île a tué officiellement 30000 Taiwanais (sans doute beaucoup plus en réalité). Pour la plupart des Taiwanais, cette période violente laisse un souvenir plus amer encore que celui de la colonisation japonaise et continue de marquer profondément la vie politique de Taiwan aujourd’hui. Progressivement, ²Taiwanais² (taiwanren) a fini par signifier les chinois arrivés avant 49 (principalement Minnan et Hakka) et les autochtones aborigènes (on compte une dizaine de langues de la famille austronésienne) par opposition aux ²Chinois du continent² (waishengren ou daluren), c’est-à-dire les Chinois arrivés à partir de 47 ; et jusqu’aux années 60, il n’y avait pas de mariages mixtes entre Chinois arrivés avant et ceux arrivés après 47. Pour les autochtones aborigènes, ce n’était jamais qu’une nouvelle vague de colonisation, après celle des Minnan et des Hakka (surtout à partir du XVIème siècle) et celle des Japonais (1895-1945). Les aborigènes ne représentaient déjà qu’une minorité de la population en 1947 ( entre 120 et 160 000 sur 6 millions d’habitants). Les tensions les plus fortes, les grands enjeux de pouvoir de 47 à aujourd’hui se sont donc surtout passés entre chinois du continents : les ²Taiwanais² arrivés avant 47 et ²les envahisseurs du Kuo-Min-Tang² arrivés après 47. Ces tensions ont perduré comme les restes d’une guerre civile fort différente de celle qui avait eu lieu sur le continent entre les communistes de Mao et les nationalistes de Tchang. Elles se sont apaisées peu à peu mais les Taiwanais ont été maintenus à l’écart de la vie politique jusqu’à la mort de Tchang Kai-Shek en 75.

Tout cela est très sommaire et mériterait d’être approfondi, vérifié. Toujours est-il qu’avec les cadres et le directeur de DC, je m’exprimais en minnan, le principal dialecte dans la province du Fujian et à Taiwan. Tout d’abord parce qu’eux mêmes souhaitaient me parler sur le ton de la confidence, soit pour éviter que les ouvriers comprennent (ce n’est pas un hasard si aucun des ouvriers de l’usine DC ne vient du Fujian), soit par nostalgie (j’ai déjà fait allusion à leurs problèmes de neurasthénie). Ce ton de la confidence m’a ainsi permis d’obtenir des informations que je n’aurais pas pu obtenir si je n’avais pu m’exprimer qu’en mandarin. S’ils les cadres et le directeur parlent le minnan c’est que leurs parents sont arrivés à Taiwan avant 47.

A Taiwan, parler minnan est souvent une façon plus ou moins consciente de se défouler, de se confier car jusqu’en 1987, il était interdit de parler minnan à l’école. Les cadres et le directeur sont nés entre 1950 et 1960. Cela signifie qu’ils ont grandi dans l’humiliation de l’exclusion politique de leurs parents. Exclus de la vie politique et des grandes entreprises contrôlées par le Kuo-Min-Tang, leurs parents se sont lancés, et même ²défoulés² pour ainsi dire, dans les petites et moyennes entreprises d’industries d’exportation et de commerce, ces entrepreneurs du ²miracle du petit dragon taiwanais² au cours des années 60-70. A partir des années 80, au moment où la Chine populaire se rouvrait aux investissements, y-compris de Taiwan, les enfants de ces ²entrepreneurs très schumpétériens² ont commencé à prendre la relève des parents. Un des cas les plus souvent cité de ce type de parcours est celui d’Acer devenu aujourd’hui un des premiers fabricants mondiaux d’ordinateurs portables. Ces succès d’entrepreneurs taiwanais (Chinois du continent arrivés à Taiwan avant 47) expliquent partiellement pourquoi ce sont surtout eux qu’on retrouve comme investisseurs en Chine populaire depuis le début des années 80. Il y avait aussi l’attachement de la plupart de ces Taiwanais à la province d’origine de leurs ancêtres, le Fujian, qui fut l’une des premières à être ouverte par Deng aux investissements étrangers. Les Hakka de Taiwan eux, ont dû se trouver à l’aise dans le Guangdong où ils sont nombreux, (on dit par ailleurs que Deng est d’origine hakka).

Quoiqu’il en soit pour le moment des détails de cette histoire de l’arrivée des Taiwanais en Chine populaire, il s’agit sans doute moins d’un retour des Chinois arrivés à Taiwan après 47 que de ceux arrivés avant 47. Or ce qui m’intéresse c’est que ces Taiwanais-là, auxquels je me sens plus apparenté (ce qui pour des raisons de méthode importe que je signale maintenant) ont vécu l’humiliation d’une colonisation : ²cesse de parler le Minnan ou le Hakka, ces langues de plouc, et garde-toi de parler politique ; contente-toi de t’enrichir.² De sorte que nous parlions politique en Minnan. C’est dans ce contexte qu’ont été élevés le directeur et les cadres de l’usine DC. Et je pense que c’est pour cette raison, sans que je puisse pour le moment m’expliquer plus clairement, qu’ils ont pensé à la tactique du diviser pour mieux régner. Ils ont en quelque sorte reporté leur humiliation politique dans la sphère économique comme leur parents mais d’une façon nouvelle, sur un autre terrain, celui-là même de leurs envahisseurs de 47. Est-ce la deuxième étape d’une revanche de colonisés ? Mais les choses ne sont pas si simples si on pense que ces Taiwanais ont effectivement accompli un ²retour², dans le pays de leurs ancêtres ; et si on se rappelle la merveilleuse entente, ²les bonnes relations², entre les patrons taiwanais et les fonctionnaires des municipalités ; et enfin, lorsqu’on observe les patrons et cadres japonais s’essayer à la même tactique (utiliser les différentes origines provinciales des ouvriers chinois). S’agit-il alors du processus banal d’un ²impérialisme du capitalisme² et d’un développement industriel sous le signe de la rapacité qui ne regarde pas de si près les origines ²ethniques²? Mais comme nous le rappelle le grand bond en avant, les Chinois du continent n’ont pas attendu les Taiwanais pour tomber dans l’hystérie d’un tel développement. Alors ?

A ce stade de mes recherches, il me semble surtout que pour le patron et les cadres taiwanais de l’usine DC, si les ouvriers se rassemblaient jusqu’à former une entité commune d’expression, ce serait le début de l’effritement de leur pouvoir démentiel. Jouer avec les différentes origines provinciales des ouvriers serait donc un élément essentiel pour empêcher l’émergence ²d’une conscience², ²d’une solidarité² ouvrière de voir le jour.

Mais il y a aussi un deuxième élément auquel j’ai fait allusion plus haut : les différences de niveau d’instruction. En rémunérant plus grassement ²les diplômés², le patron et les cadres taiwanais espèrent fidéliser la partie la plus menaçante des ouvriers, celle qui pourrait prendre la tête d’un mouvement de revendication. Outre un salaire beaucoup plus élevé (plus du double), ces ouvriers diplômés ont l’impression d’être proche du statut de cadre, en étant logés dans des foyers plus spacieux et plus confortables, juste au-dessous de celui des cadres taiwanais (cf. tableau N° 2 en annexes). Ces ouvriers diplômés en viennent ainsi à s’identifier aux préoccupations des cadres et du directeur. Les entreprises taiwanaises en Chine ne sont pas les seules à pratiquer ce genre de tactique : les entreprises japonaises et américaines font de même à Taiwan, et s’y appliquent en Chine populaire depuis les années 80. Mais comme pour leur plus longue pratique des ²bonnes relations² à la chinoise, les Taiwanais profitent ici de leur maîtrise du mandarin et dans une mesure qu’il importera de clarifier dans la thèse, de cette situation très particulière d’ex-colonisés.

 

 

3.3 Qu’est-ce qu’un syndicat ?

L’association des ouvriers de l’usine DC

D’après le code national du travail, l’administration (²populaire²) de la province du Guangdong a publié en 89 son propre code. L’article 27 relatif à ²la gestion de la main-d’œuvre dans les entreprises étrangères" spécifie que ²les heures supplémentaires ne doivent pas dépasser 48 heures par mois, sauf en cas d’accords particuliers et ponctuels avec les ouvriers et les administrations locales . Ces heures supplémentaires doivent être rémunérées.²

Par ailleurs, ce même code stipule également qu’aucun licenciement ne peut se faire sans l’accord du syndicat. Et conformément à ce code, le syndicat de l’usine DC a été créé avec pour mission de "protéger les droits des ouvriers et les instruire quant aux règlements de la présente charte et quant à la discipline du travail relative à la production ; avertir les ouvriers qui transgressent la loi ou les disciplines du travail.²

En consultant le registre de présence des ouvriers de l’usine DC, j’ai pu compter qu’en moyenne chaque ouvrier avait réalisé plus de 80 heures supplémentaires pour le seul mois de décembre. Je n’ai pas réussi à savoir si le directeur en avait bien informé la municipalité mais ce dont je suis à peu près certain c’est que si les ouvriers avaient refusé de faire ces heures supplémentaires, ils auraient été licenciés. Pour une raison bien simple : le responsable du syndicat est le chef du personnel, un cadre chinois. Et c’est celui-là même qui transmet aux ouvriers les ordres de licenciement décidés par les cadres taiwanais et le directeur. Ce chef du personnel-²responsable syndical² est un ancien professeur de collège du Henan un des vétérans de l’usine DC où il a d’abord travaillé comme ouvrier ; le directeur lui fait pleinement confiance. Dès leur entrée dans l’usine, le règlement stipule que tous les ouvriers deviennent automatiquement membres du syndicat dont le nom officiel est ²Association pour l’amélioration du bien-être des ouvriers de l’usine DC². Le rôle du chef du personnel en tant que ²responsable syndical² se limite à celui d’un ²gentil organisateur² chargé d’organiser la soirée du Nouvel-an, des projections vidéo, etc., toutes choses indispensables pour maintenir une ambiance de travail chaleureuse. Quand aux fonctionnaires de la municipalité de Tangxia, ils ferment les yeux sur ce syndicat fantoche.

Le directeur paralyse le fonctionnement du syndicat, et les ouvriers n’en attendent rien car ils n’ont pas eu accès au code du travail comme le peuvent les ouvriers des entreprises publiques. Et même s’ils ont travaillé dans les entreprises rurales, de par leur nature collective qui les rapproche d’une coopérative, celles-ci n’ont pas de syndicat (comme nous l’avons vu plus haut dans l’étude de la Banque Mondiale, les ouvriers des entreprises rurales sont théoriquement tous propriétaires et patrons de l’entreprise de manière ambiguë). Enfin, le code du travail a beau garantir la protection des ouvriers, sans le soutien d’un réel syndicat et d’une municipalité ayant à cœur la protection des ouvriers, il reste lettre morte. Car comme me l’a confié un des cadres taiwanais, dans une autre usine taiwanaise de Tangxia où il travaillait avant de venir à l’usine DC, en décembre 95, les ouvriers avaient décidé l’occupation des ateliers malgré leur ignorance du code de travail, et sans l’intermédiaire du syndicat, pour revendiquer de meilleurs salaires et moins d’heures supplémentaires, mais le patron a fait aussitôt appel à la municipalité pour qu’elle envoie la police. Une fois la grève matée, les meneurs furent immédiatement licenciés. Le mouvement fut donc réprimé aussi violemment que rapidement et sans qu’aucune négociation n’ait été entreprise. Mais le cadre taiwanais ajoutait que ce si cette grève s’était déclenchée c’est parce que les cadres avaient commis l’erreur de placer un chef de ligne de même origine provinciale que les ouvriers, ce qui montre l’importance du clivage ethnique dans cet art de gérer.

 

Le mouvement syndical à Taiwan

A Taiwan, jusqu’en 87, les syndicats étaient paralysés de la même façon. Le responsable syndical était systématiquement choisi par le patron et les ouvriers qui essayaient de créer un syndicat indépendant étaient repérés et jetés en prison pour cause de ²socialisme². Les grands patrons proches du Kuo-Min-Tang réprimaient ainsi toute forme de contestation en s’appuyant sur l’armée, la police et les services secrets. C’est que de 49 à 87, le KMT a maintenu la loi martiale prononcée en 49, suspendant ainsi les droits de l’homme garantis par la constitution du KMT (rédigée en 36, pendant la guerre sino-japonaise). La loi martiale justifiait la répression des mouvements syndicaux indépendants au nom de la sécurité nationale. Faire grève c’était s’opposer directement au KMT.

L’inflation de 46-49 en Chine avait marqué Tchang Kai-Shek et peut-être l’a-t-il perçue comme une raison de sa défaite militaire. Toujours est-il que dès leur arrivée à Taiwan, Tchang et les leaders du KMT ont dorénavant voulu contrôler de plus près la politique économique et le fonctionnement interne des entreprises. Il s’agissait alors de créer ²un environnement favorable² à la croissance économique : développement industriel, nouvelles infrastructures, etc., Pour les ouvriers, cela voulait dire interdiction de faire grève au nom de la loi martiale. Les ouvriers bridés, les patrons avaient toute liberté pour maintenir les salaires au plancher et augmenter les heures supplémentaires. Ce qui dans les termes des économistes de l’Etat développeur se traduit par : le gouvernement du KMT avait réussi à créer un environnement favorable pour renforcer la compétitivité internationale des entreprises taiwanaises.

Les ouvriers de ce miracle économique ont travaillé plus de dix heures par jour pour des salaires de misère, presqu’aucune prime en cas d’accident de travail, des ordres de licenciement ou de mutation sans préavis, etc. Cette situation s’est amélioré après 87, l’année de dissolution de la loi martiale. Le mouvement syndical s’est alors unis au mouvement d’opposition politique contre le KMT, le parti de la démocratie du progrès, ce qui lui a permis de remporter en 89 des augmentations significatives des primes de fin d’année dans les transports et l’industrie textile. Le mouvement a permis la création de nombreux syndicats indépendants. Il a aussi profité de la campagne électorale de 89 pour transformer les syndicats existants subordonnés au patron en réclamant l’application du code du travail. Mais lorsqu’il s’est séparé des partis d’opposition politique, le mouvement syndical a perdu de sa force.

Le KMT attendait le moment opportun pour répliquer contre le mouvement syndical. C’est ainsi qu’en mai 89, la grève de l’usine de fibres chimiques Extrême-Orient (yuandong huaxue xianwei fangzhi) fut matée. Cette usine qui se trouve à Hsinchu, à 70km de Taipei, a été fondée en 71 par le groupe d’Extrême Orient, l’un des 10 plus grands groupes d’entreprises privées de Taiwan. En 89, l’usine employait 2100 ouvriers, et sa capacité de production en faisait la première usine de l’industrie chimique de Taiwan. Début avril 89, une grève fut provoquée par un ordre de mutation sans préavis d’un responsable syndical qui réclamait l’augmentation des primes de fin d’année pour 88 ; ou le responsable acceptait l’ordre de mutation ou il était licencié. Lorsque la municipalité de Hsinchu fut informée de la grève, elle en a nié la légitimité en prétextant que la procédure était illégale. Mais les militants syndicaux continuaient de convaincre les ouvriers de poursuivre la grève et présenter leur mécontentement à la mairie. Le patron a alors mobilisé les vigiles chargés d’assurer la sécurité de l’usine pour menacer violemment les ouvriers qui faisaient grève, et il a demandé à la police de protéger les ouvriers qui voulaient reprendre le travail. Les militants syndicaux ne pouvant plus rentrer dans l’usine, ils ont décidé de faire un sit-in jour et nuit devant l’usine. Sur ce, le patron a décidé de fermer l’usine, contraignant les ouvriers à une situation matérielle de plus en plus précaire. Le syndicat demandait au gouvernement d’intervenir pour résoudre le conflit mais le gouvernement ne répondait pas. Pendant le conflit, le patron menaçait les responsables syndicaux avec la mafia locale tout en faisant pression sur leur famille pour les convaincre de cesser la grève. La grève prit fin avec la demande de réouverture de l’usine réclamée par une centaine d’ouvriers proches du patron. Les responsables syndicaux furent licenciés, et toute l’usine ²réorganisée². Après un court intermède de deux ans d’indépendance, les responsables syndicaux furent de nouveau nommés par le patron. La connivence entre le patron, la municipalité et le gouvernement apparut de façon manifeste dans les déclarations des ministres. Le gouvernement profitait de son pouvoir d’interpréter la loi et de son contrôle des médias pour déclarer que cette grève était incitée par les communistes, réussissant ainsi à la dé-légitimer. L’échec des ouvriers de Hsinchu illustre cette évolution du KMT qui a remplacé la répression violente d’avant 86 par une stratégie plus subtile.

Outre ce ²manque de soutien gouvernemental², le mouvement syndical doit maintenant se battre contre ²la crise². Depuis la fin des années 80, les militants indépendants se sont battus pour des augmentations de salaire et de meilleures conditions de travail, mais au fur et à mesure que les usines sont délocalisées hors de Taiwan, ils tendent à concentrer leur action contre la fermeture des usines et les vagues massives de licenciement sans préavis, comme en Europe et en Amérique du Nord. Là encore, le gouvernement taiwanais reste passif et semble ne pas se soucier des nombreux ouvriers qui ont entre 40 et 50 ans et se retrouvent à la porte. Quelles sont leurs possibilités de trouver un nouvel emploi ? Quel regard portent-ils sur le ²miracle économique taiwanais² ? Que ce soit le gouvernement ²pro-capitaliste² de Taiwan ou la municipalité soi-disant "socialiste" de Tangxia, les ouvriers restent des serviettes éponges : une fois essorées et râpées jusqu’à la fibre, on les met à la poubelle. Même si cette comparaison entre Tangxia et Taiwan est à revoir car elle ne porte pas sur une même échelle territoriale, elle permet d’esquisser quelques sorties possibles des polémiques entre le gouvernement de Pékin et celui de Taipei, entre partisans d’un Etat développeur socialiste et partisans d’un Etat développeur capitaliste.

 

 

3.4 Les relations entre les entreprises étrangères et les municipalités

Même si le capital de l’usine DC est franco-taiwanais, les fonctionnaires de la municipalité de Tangxia considèrent l’usine DC comme une société taiwanaise parce qu’ils négocient uniquement avec les cadres taiwanais et ne voient jamais les cadres français. Est-ce pour cette raison que l’usine DC bénéficie de nombreux traitements préférentiels tels que des aides pour l’installation de l’usine, déductions fiscales, facilités pour l’importation et l’exportation (formalités et taxes douanières, etc.) ?

 

 

Attirer les capitaux

Avant de devenir l’un des quatre petits tigres du Guangdong à partir de 84, le district de Dongguan n’était qu’une région agricole, mais relativement prospère grâce à sa situation géographique : située sur le côté droit du delta de la rivière des Perles, proche de Shenzhen et de Canton. La réforme des prix agricoles de 78 a donné un coup de fouet à son économie. La municipalité de Dongguan rassemble 30 bourgades parmi lesquelles Tangxia, Dalang et Zhangmutou qui se sont industrialisées au cours des dix dernières années. Plusieurs zones industrielles se sont construites pour attirer les investissements étrangers. Actuellement, Tangxia comprend deux zones industrielles, appelées zones 128 et 138. Avant 78, les districts de Tangxia et de Zhangmutou étaient bien moins industrialisées que celui de Nanhai que nous avons vu plus haut dans l’étude de la BM. Tangxia n’avait aucune industrie et Zhangmutou n’avait qu’une industrie de déforestation. Zhangmutou n’a pas conservé cette avance et fin 96, Tangxia avait profité de sa proximité avec Shenzhen pour devenir aussi industrialisée que Zhangmutou. Pour pallier à l’absence de structures industrielles et pour en créer le plus vite possible, les fonctionnaires de la municipalité de Tangxia ont choisi de développer des industries tournées sur l’exportation en attirant des capitaux étrangers. Trois conditions furent jugées nécessaires pour attirer ces capitaux ; des infrastructures, des mesures fiscales attractives et enfin, une main-d’œuvre abondante et bon marché. Tous les efforts ont visé à satisfaire ces exigences.

L’inconvénient de la première condition pour attirer les capitaux étrangers c’est qu’il réclame précisément des capitaux. Une opportunité géographique a permis à la municipalité de Tangxia de sortir de cette impasse. Elle avait en effet la chance de se trouver sur le passage du canal de Dong-Shen qui alimente toute la région de Shenzhen et de Hong-Kong en eau. Il s’agit d’une construction qui avait été entièrement financée par l’Etat lors de la construction de Shenzhen en 79 et dont la gestion fut ensuite confiée à la société des eaux de la province du Guangdong. La municipalité de Tangxia et même tout le district de Dongguan purent bénéficier des activités de cette société des eaux qui dispose d’un budget considérable, dont la mission est de développer des infrastructures et qui peut réinvestir ses profits dans l’exploitation des zones industrielles. Il s’agit d’une entreprise gigantesque qui possède ses propres équipements, de nombreux ingénieurs permanents pour la construction et l’entretien des infrastructures. Les ouvriers chargés de la construction de ces infrastructures ont eux aussi été attirés d’autres provinces par des salaires relativement élevés. C’est du moins ce que m’a confié une équipe d’ouvriers qui venaient de la province du Hunan et qui avait réalisé la plupart des aménagements des zones 128 et 138.

Outre la présence avantageuse de cette société, la municipalité de Tangxia a imaginé un arrangement avec les entreprise étrangères pour développer ses infrastructures et créer ainsi ²un cercle vertueux.² Les fonctionnaires de Tangxia proposent aux investisseurs potentiels que leur entreprise verse à la municipalité une avance qui sera ensuite déduite du loyer des terrains. L’usine DC a ainsi avancé à la municipalité de Tangxia 20 000 dollars HK$ sans paiement d’intérêts.

La deuxième condition estimée nécessaire par la municipalité de Tangxia pour attirer des capitaux étrangers concernait ²l’assouplissement des mesures fiscales.² Dans la mesure où les administrations locales sont à même de s’acquitter de leurs impôts à l’égard du pouvoir central, le gouvernement les laisse décider des mesures qu’elles choisissent à l’égard des entreprises étrangères. A Tangxia, celles-ci bénéficient d’une réduction d’impôts pendant les cinq premières années qui suivent l’installation de l’usine, soit une exonération totale les deux premières années, et de 50% les trois suivantes. Ces arrangements fiscaux permettent aux fonctionnaires de s’enrichir tout en donnant l’illusion au pouvoir central d’un développement industriel. Pour les investisseurs étrangers, ces arrangements leur offrent ²un environnement² rêvés pour maximiser leurs profits. Mais dans le cas de l’usine DC, plus encore que ces réduction d’impôts, la réduction des droits de douane sur l’importation des matériaux et des pièces détachées ont pu représenter un attrait décisif pour la société D et son partenaire taiwanais la société W, car comme il a été signalé plus haut, tout est importé de Taiwan.

 

De bonnes relations

Le chef du bureau national des impôts de Tangxia rend souvent visite au directeur de l’usine DC pour entretenir de ²bonnes relations² (guanxi). Le directeur de l’usine DC est invité par le maire-adjoint pour le nouvel an chinois pour les mêmes raisons. Le maire-adjoint a demandé au directeur de lui louer quelques uns des nombreux terrains encore disponibles dans la zone 138 mais le directeur a refusé en arguant que les commandes de la société D étaient trop faibles pour augmenter les lignes de production, gestion à flux tendus oblige. Par contre, en 93, quand l’usine DC a signé le contrat avec la société générale du développement (jingji fazhan zonggongsi) qui dépend directement de la municipalité de Tangxia, le directeur n’était pas satisfait des bâtiments fournis par la municipalité de Tangxia et a demandé d’en construire un nouveau pour faciliter la production. Ce qui lui fut accordé rapidement, sans doute grâce au 20 000 HK$ versés en avance du loyer.

Pour l’O.C.D.E., les bonnes relations à la chinoise sont un obstacle majeur aux investisseurs étrangers, et en particulier pour les occidentaux (les seuls pays non-occidentaux membres de l’O.C.D.E. étant le Japon et la Corée). Ce qui n’est pas le cas des entreprises de Taiwan et de Hong-Kong.

Les dessous-de-table pour accélérer les procédures administratives et la location des terrains (youchang zhuanrang) sont les pratiques les plus courantes que l’on peut mettre dans la catégorie des ²bonnes relations². S’il importe de ne pas confondre systématiquement ces ²bonnes relations² et les activités mafieuses, il importe aussi d’en mesurer les conséquences pour les ouvriers. Ces arrangements entre municipalité et entreprises étrangères paraissent aller dans le sens d’un optimum mutuel où tout le monde est satisfait dans le meilleur des mondes possibles. Il s’agit en fait d’une soumission des fonctionnaires locaux à ces entreprises pour leur intérêt personnel, et c’est de cette soumission dont pâtissent les ouvriers.

Le directeur de l’usine DC obtient du maire-adjoint qu’il ferme les yeux sur des entorses au code du travail. Le code stipule que l’entreprise assure ses ouvriers, y compris les ouvriers temporaires contre les accidents du travail. Mais aucune entreprise étrangère de Tangxia ne respecte ce code. A la rigueur, elle ne paye cette assurance que pour la moitié de ses ouvriers, et qui plus est de façon non nominale, de sorte que quelque soit l’ouvrier victime d’un accident du travail, l’entreprise peut obtenir remboursement auprès du département de la mairie chargé d’encaisser le paiement des assurance sociales, équivalent du bureau de la sécurité sociale dans le système français. Dans ce contexte, l’usine DC fait encore bonne figure aux yeux de la municipalité puisqu’elle assure 70% de ses ouvriers. Les fonctionnaires se contentent de demander aux entreprises de ²faire des efforts pour améliorer le déficit municipal². Les ²bonnes relations² permettent aussi aux entreprises de licencier comme bon leur semble et sans obligation de verser des primes de licenciement, et sans que soit modifié le nombre d’assurances payées par l’entreprise. C’est ainsi que ²les bonnes relations² entre les municipalités et les entreprises se font aux dépens des ouvriers.

Et si les ouvriers ont des réclamations, il est peu probable qu’ils aillent à la mairie. Pour une bourgade de 30 000 habitants, les murs en marbre et les tapis ont de quoi surprendre. Elle semble plus destinée à l’accueil des investisseurs étrangers qu’à celui de ses habitants, a fortiori des immigrés, ces paysans crasseux.

 

Le marché aux ouvriers

Les fonctionnaires de Tangxia et les cadres de l’usine DC sont tous très préoccupés de ²l’essor de la criminalité² : des hommes d’affaire de Hong-Kong ou de Taiwan sont blessés voire assassinés sans que les journaux locaux en parlent. Le plus étonnant c’est que les cadres de l’usine DC et les fonctionnaires locaux (municipalité, bureau des impôts, parti) attribuent tous cette criminalité au chômage des immigrés tout en se réjouissant de profiter d’une main d’œuvre abondante et bon marché.

Une main-d’œuvre abondante et bon marché, c’était une des trois conditions jugées impérative pour attirer les investisseurs étrangers, mais la population de Tangxia ne comptant que 30 000 habitants, le maire a estimé que cela serait insuffisant pour satisfaire la demande des entreprises étrangères. Alors la municipalité de Tangxia a choisi de laisser entrer tous ceux qui se présenteraient, contrairement à la région de Wuxi qui, comme nous l’avons vu plus haut dans l’étude de la Banque Mondiale, a préféré limiter l’entrée d’immigrés sur son territoire. D’après l’accord signé entre la municipalité de Tangxia et l’usine DC, la municipalité s’engage à fournir des ouvriers auxquels elle pourvoit un registre provisoire d’habitation. En pratique, les entreprises n’ont même pas besoin de demander à la municipalité de lui fournir des ouvriers car ils abondent comme sur un marché aux bestiaux.

Pendant mon enquête à l’usine DC, j’ai pu assister à des embauches et des licenciements. C’est un va-et-vient permanent. Les moyens d’embauches sont simples : des annonces à la porte de l’usine et sur des panneaux de la zone industrielle, et les ouvriers arrivent vite et nombreux. Et licencier ne pose pas de problème non plus puisque la main-d’œuvre abonde sur un marché aux ouvriers ²parfaitement libéré².

Les ouvriers qui arrivent à Tangxia ne sont pas tous systématiquement enregistrés à la mairie pour un registre provisoire d’habitation. Notamment parce que pour économiser les coûts d’assurance sociale, les entreprises ne déclarent pas le nombre exact de leurs ouvriers. Lorsqu’ils sont licenciés, la plupart des ouvriers restent à Tangxia plutôt que de rentrer dans leur la campagne ; tous ceux-là n’ont pas de registre d’habitation à Tangxia. La municipalité ignore donc le nombre exact d’immigrés sur son territoire mais cela n’a pas grande importance puisqu’ils sont destinés à. constituer un stock, une armée de réserve qui permet de maintenir au plus bas les prix de l’ouvrier. Le chômage n’est pas seulement la conséquence de ce type de développement industriel lorsqu’il se ralentit comme à Taiwan aujourd’hui ; il en est une condition initiale.

Nous venons de voir que le maire-adjoint de Tangxia avait cherché à louer à l’usine DC des terrains de la zone 138. La raison en est que dans le contexte de ²la politique d’ouverture² des années 80 qui a provoqué une de concurrence intense entre les villes des provinces côtières pour attirer les capitaux étrangers, la municipalité de Tangxia a décidé de lancer la zone 138 alors que la zone 128 venait à peine d’être achevée.

Pour créer ces deux zones industrielles, des collines ont été rasées. Les mesures de protection de l’environnement prises par la municipalité de Tangxia et dont m’a parlé avec fierté le chef du parti communiste local ne doivent pas être très efficaces à en juger par les immondices qui flottent sur les rivières de Tangxia. De même que les mesures de conservation des sols et des eaux à en juger par les inondations de plus d’un mètre de haut lorsqu’il pleut.

La moitié de la zone 138 n’a pu trouver d’investisseurs industriels, de sorte que la municipalité n’a pas pu dédommager les paysans qui cultivaient ces terres. Les paysans furent contraints de devenir ouvriers ou d’aller s’entasser sur des terres limitrophes. Certaines familles résistèrent et demandèrent à la municipalité de leur permettre de relancer la production agricole sur les terres abandonnées. Au début de 1996, après trois ans de lutte, ils obtinrent gain de cause. Hormis quelques exceptions telles que dans la région de Wuxi, de nombreux paysans sont ainsi expropriés par les municipalités sans discussion possible. Quant aux paysans qui ont été attirés par le travail dans ces industries, pour le chef du parti communiste de Tangxia, ces immigrés peuvent facilement trouver un emploi pourvu qu’ils soient prêts à travailler dur, et s’ils ne trouvent pas de travail à Tangxia, c’est qu’il s’agît de feignants qui n’en trouveront nulle part.

Les fonctionnaires locaux d’aujourd’hui qui transforment les paysans en prolétariat urbain exploité sont-ils comme les mandarins ou les seigneurs d’autrefois ? Les choses ne semblent guère avoir changé en tout cas depuis le chapitre du Capital sur l’accumulation primitive. On pourra rétorquer qu’il s’agit d’un phénomène inévitable et nécessaire au développement lorsqu’une région manque de ²capitalistes nationaux² et ²d’entrepreneurs schumpétériens², et qu’en leur absence, c’est à l’Etat de susciter l’accumulation primitive de capitaux et de technologie.

Quoiqu’il en soit pour le moment de la théorie de l’accumulation primitive, il semble ici que le ²socialisme de marché² de la Chine d’après 78 choisi par Deng Xiaoping ressemble étrangement au capitalisme de Taiwan choisi par Tchang Kai-Shek dans les années cinquante. Il est vrai que le mode d’industrialisation choisi adopté jusqu’en 78 avait réduit des millions de paysans à la misère en les fixant dans leur campagne et en maintenant des prix agricoles très bas. Mais si on regarde la situation de Taiwan aujourd’hui, il n’est peut-être pas inutile de mettre en garde contre un optimisme du tout-marché, tout-urbain, tout-industrie. Face aux mesures du GATT dont les lois sur le commerce international continuent de privilégier la production industrielle et l’accumulation des profits, le gouvernement taiwanais se préoccupe seulement d’essayer de sauver une production agricole vacillante. Le problème essentiel n’est-il pas ailleurs ?

A l’usine DC, tous les salariés habitent ensemble dans les foyers et prennent leur repas à la cantine. Ce système totalitaire accroît leur dépendance envers le patron et les empêche d’exprimer des revendications quant à leur salaire, les horaires et les conditions de travail. Le patron déclare : ²Nous nous occupons des ouvriers², et cela consiste à donner la priorité aux profits. Malgré leur sentiment de quasi-patron, les ouvriers n’ont en fait aucun droit de participer aux décisions concernant la production et les heures supplémentaires, de même que sur les motifs et les conditions de licenciement. Le patron se contente d’accorder une prime de licenciement calculée sur la base du salaire sans demander l’avis du syndicat ou de la municipalité. Le patron considère que les ouvriers vendent leur force de travail à l’entreprise, un point c’est tout. Comme à Taiwan, il s’agit d’une ²transition vers un marché plus libre du travail.² Et c’est ce que de nombreux économistes occidentaux (en particulier ceux de la BM et de l’OCDE) encouragent la Chine à construire.

Dans ce contexte, les ouvriers chinois et taiwanais partagent un même fatalisme qui les incite à endurer les logements vétustes, les longues et fréquentes heures supplémentaires, l’absence de repos régulier, et la monotonie des tâches. Les ouvriers semblent peu nombreux à remettre en question le rapport de maître à esclaves qui les lie au patron et acceptent toutes ses conditions. A Taiwan, lorsque les industries d’exportation se sont développées dans les années 60-70 sur la côte ouest de l’île, les usines ont attiré les paysans de la campagne. Tous ces paysans ignoraient complètement les droits des ouvriers dans l’industrie et ne semblaient rien voir d’anormal au début à ce que le patron définisse l’entreprise comme une grande famille dont les ouvriers sont les enfants. Est-ce parce qu’ils retrouvaient dans ce paternalisme industriel la bienveillance de leur communauté rurale ? Mais lorsque la conscience que quelque chose ne tournait pas rond s’est éveillée, malgré la précarité de leur condition et la menace de licenciement, un mouvement syndical s’est développé.

 

Les paysans sont de braves bêtes

Les cadres taiwanais de l’usine DC estiment que les ouvriers venus de la campagne sont plus facilement ²gérables² que ceux de la ville. Est-ce pour les mêmes raisons que la municipalité de Tangxia a choisi d’attirer des paysans ?

Si on s’en tient à l’étude de Walder, dans les entreprises publiques, les ouvriers semblent effectivement moins soumis aux cadres car ils ont acquis une conscience de classe depuis les années cinquante. Les entreprises publiques sont considérées avant tout comme des structures communautaires qui en plus d’un salaire numéraire, fournissent un emploi garanti à vie, des subventions pour le logement, l’éducation des enfants, des bons d’achat pour l’alimentation, une pension de retraite, etc. Tous ces privilèges ont fini par donner aux ouvriers des entreprises publiques le sentiment qu’ils avaient un statut social supérieur à celui des paysans. Leur complexe de supériorité a développé un complexe d’infériorité des paysans alors que ces ouvriers étaient et restent beaucoup plus soumis aux dirigeants politiques que les paysans. Car la politisation de tous les lieux de travail entreprise par le parti depuis 49 ne s’est pas arrêtée avec la réforme de 78. Pour éviter les mouvements de contestation des ouvriers et absorber la verve militante dans le parti, des cellules de contrôle ont été créées à tous les niveaux dans les usines. En plus des campagnes de mobilisation politique, ces cellules ont eu une influence très importante sur la production elle-même, en évaluant et récompensant les performances des ouvriers. C’est ainsi que promotions et subventions sont devenues des instruments supplémentaires de contrôle politique des ouvriers : en contrepartie d’un traitement de faveur, les ouvriers expriment à l’Etat leur loyauté politique. C’est en ce sens qu’on peut parler d’une soumission des ouvriers à l’Etat.

Mais cette relation contractuelle implicite entre l’Etat et les ouvriers n’existe que dans les grandes ou moyennes entreprises publiques (de plus de 500 salariés). Comme nous l’avons vu précédemment, le reste de la population, la majorité, n’a pas accès aux privilèges des entreprises publiques. Si de 52 à 78, l’Etat a demandé aux paysans de "compter sur leur propre force", c’était sous prétexte que l’Etat ayant déjà accompli la réforme agraire entre 49 et 52, c’était au tour des paysans de faire un effort. Et l’Etat s’est mis à ponctionner les surplus de la campagne non pas par un système fiscal de prélèvements directs mais plutôt par ce que les Tiers-mondistes (parmi lesquels Zhou Enlai s’était rangé à Bandoung en 56) ont appelé ²les échanges inégaux², c’est-à-dire des produits agricoles sous-payés. De sorte que le sort des paysans ne s’est guère amélioré par rapport à la période d’avant 49. Et le slogan "compter sur ses propres forces" est devenu le leitmotiv idéologique des paysans. Le fatalisme des ouvriers de l’usine DC comme de ceux étudiés par Shieh à Taiwan s’inscrit dans cette idéologie. Mais la soumission des ouvriers ne peut tout expliquer car les paysans n’ont jamais "joui" des privilèges de cette soumission : les paysans n’avaient que les campagnes politiques. C’est ce qui différencie aussi les ouvriers des entreprises publiques et ceux des entreprises rurales.

Et c’est sans doute ce qui fait préférer aux cadres taiwanais de l’usine DC les paysans aux citadins : pour eux, les paysans sont de braves bêtes de somme ²plus gérables². Pourtant les cadres et le directeur se plaignent aussi de ²leur instabilité² parce que les ouvriers quittent l’usine au bout de peu de temps, lorsqu’ils ne voient pas d’amélioration possible de leur situation. Selon les dossiers du chef du personnel, le taux de démission des ouvriers embauchés au cours de l’année 96 était de 32%. On constate également que certains ouvriers sont partis une fois ou plus d’une fois au cours de l’année, mais qu’ils sont retournés à leur travail au bout de six mois. Les paysans ne sont-ils pas plus disposés à l’insoumission ? Alors la municipalité de Tangxia, voire l’Etat développeur tout entier, aura fait un mauvais calcul en misant sur la mobilité des paysans pour créer un marché libéré du travail ; un ²mauvais calcul² du point de vue d’un pouvoir totalitaire qui prétend ²gérer² les hommes et les déplacer d’une province à l’autre comme on transporte des tonnes de riz ou d’acier.

 

 

 

4. Conclusion de la deuxième partie

Les économistes qui encouragent la Chine à ²s’ouvrir² en ²libéralisant² le marché du travail² estiment que ²les conséquences en terme de coût social² d’une telle ²mobilité de la main-d’œuvre² sont minimes dans la mesure où ²elle ne concerne qu’une faible partie des agents économiques.² Mais que signifie l’expresion ²coûts sociaux² ? L’aliénation des ouvriers et la déroute des paysans ?

Malgré les apparences, la logique de la réforme de 78 semble identique à celle de l’industrialisation socialiste qui l’a précédée. La réforme de 78 s’est inspirée de la croyance aveugle du libéralisme dans ²les jeux du marché², prétendument capables de régler tous les problèmes en établissant un équilibre optimum. Et malgré ce qu’ont pu affirmer certains socialistes occidentaux soudain fascinés par ²le socialisme de marché² comme d’autres l’avaient été par ²le grand bond en avant² et ²la révolution culturelle², il n’a pas été difficile de concilier socialisme et marché. Car il était faux de croire que le socialisme refusait le marché. On est simplement passé de l’optimisme du tout-planifié à celui du tout-marché et le ²socialisme de marché² n’était qu’une pirouette de Deng Xiaoping pour affirmer son pouvoir.

De Mao à Deng, les slogans du pouvoir n’ont cessé d’abuser en proposant des solutions miracles au lieu de poser de bonnes questions. Il était difficile pour des paysans illettrés ou des ouvriers amadoués de résister à ce pouvoir des mots du pouvoir. Ces slogans ne sont pas des paroles pour donner à penser mais pour s’imposer. C’est une parole massue qu’on appelle la propagande idéologique. Durant la période Mao, elle passait par les réunions de cellules de travail, de brigade, etc. Et puis avec Deng, il y a eu la télévision qui prenait moins de temps pour ²les discussions politiques² et reléguait la propagande en dehors des heures de travail, en dehors de ²la production², ²de l’économie.² Il semble que la télévision ait commencé à pénétrer dans les campagnes en même temps que les premières grandes vagues de migration des paysans vers les villes des provinces côtières : quelle relation y-a-t-il entre ces deux phénomènes ? Deng voulait-il que les paysans s’enrichissent suffisamment pour pouvoir s’acheter des télévisions et adhérer ²librement² au socialisme de marché? On pourrait alors comparer le socialisme de marché au shampoing ²deux en un² : les bienfaits du matraquage socialiste et du marché libéralisé.

Dans cette deuxième partie, j’ai tenté d’aborder les entreprises étrangères en Chine dans une optique de réflexion sur ce que développement veut dire aujourd’hui en Chine. Il s’agit en quelque sorte d’une démarche philosophique. Non parce que la philosophie revient à la mode, mais parce qu’il ne sert à rien d’abonder dans le sens des manuels de l’exportateur et de l’investisseur en Chine, ou dans son opposé, le protectionnisme bon teint, crispé sur une vison étroite des droits-de-l’homme. Il importe plutôt de passer de cette polémique à un conflit dont nous ne percevons pas pour le moment, ou très mal, les enjeux profonds. De quoi est-il question ? Je ne souhaite pas nier la contribution des entreprises étrangères au développement économique chinois. Je souhaite seulement attirer l’attention sur certaines structures du développement et les comportements qui leur sont liés. C’est-à-dire, sur la philosophie implicite d’un mode de gestion qui est très particulier mais qui prétend s’imposer comme l’universel par excellence. Pour se dégager de son emprise et tenter d’esquisser autre chose, il faut d’abord s’efforcer de comprendre le lien entre cette philosophie et la réalité qu’elle génère, chose impossible si on a les yeux rivés sur les taux de croissance et de profitabilité.

Ce qu’on appelle aujourd’hui ²la gestion² (management, jingying) se présente tantôt comme un art, tantôt comme une science dont il serait utile de pouvoir écrire l’histoire. Je n’en suis pas capable pour le moment. Tout ce que je peux faire c’est d’y réfléchir à partir du contexte chinois, taiwanais et français que je fréquente et qui me forme. Il me semble que la conception dominante de la gestion tend à réduire l’homme à sa dimension de producteur et de consommateur, en le coupant de la société dans laquelle il est né, comme si l’homme n’était pas né dans la société mais dans une ²société anonyme², ²l’entreprise². Ce faisant, cette gestion tend notamment à gommer ce qui relie l’entreprise aux lois de l’Etat, et pas seulement par le biais de la fiscalité ou du code du travail. Or, même lorsque la quasi totalité de la production est effectuée par des robots, les grandes entreprises sont en contact étroit avec le gouvernement. Les tenants du rôle positif de l’Etat dans le développement enjolivent cette relation, ses adversaires la noircissent exagérément. Sortir de la polémique pour aller vers le conflit, c’est rechercher la question fondamentale qui anime cette polémique.

 

 

 

Bibliographie

 

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