traduction de Marie Avilés

"Il y a comme ça dans la vie
De merveilleux passagers
Qui croisent nos existences
Et nous font l'instant de beauté
Où il nous semble que l'on dialogue avec les anges"

Barbara - John Parker Lee (1996)


La dernière fois que je suis allé en France, mi 1997, Barbara était vivante. Dalida (1933-1986), autre monstre sacré de la chanson française, s'était suicidée 11 ans auparavant. Depuis, le frère de Dalida, producteur de ses derniers disques, avait profané sa voix dans d'innombrables "remixes", lui faisant vendre davantage de disques morte qu'en plus de 30 ans de carrière. Comme la pauvre Bernadette, autre mythe national dont le corps est resté intact par miracle dans sa crypte depuis 1879, Dalida ne finit pas de mourir: l'ère numérique ne le lui permet pas.

J´étais retourné en France avec l'intention d'acheter l'œuvre intégrale de Barbara, qui était sortie en 1992 dans un coffret de 13 disques (ce n'était plus une collection complète, deux autres disques étaient sortis depuis). Je savais que Barbara avait 67 ans, qu'elle avait cessé de se produire en 1994, qu'elle avait fait ses adieux avec un CD enregistré en studio en 1996 (presque 40 ans après son premier disque vinyl) et que, vingt ans auparavant, elle avait déjà déclaré: "Le jour où je ne chanterai plus, je me tuerai". J'ai parlé de Barbara avec de nombreux français; aucun ne pensait que sa vie était en danger. À demi-mots, ils me faisaient comprendre que ma préoccupation était suspecte et peut-être malvenue (après tout, moi, je n'étais même pas français). Pour ne pas passer pour fou, je changeais de sujet et je posais des questions sur le dernier disque de Dalida (à cette date), sur ses vidéos, sur sa tardive carrière d'actrice, brusquement interrompue alors qu'elle ne faisait que commencer, sur son mausolée couvert de fleurs.

Comme depuis 1973 Barbara ne sortait de sa maison de Précy que pour chanter, j'ai pensé qu'à mon retour de voyage, je lui consacrerais une page sur internet (aussi incroyable que cela puisse paraître, il y avait très peu de choses sur Barbara sur le web) Je savais que Barbara la lirait, parce que ce n'était pas une ermite quelconque: elle entretenait des relations amicales par téléphone et par fax et certainement qu'elle naviguerait sur le net.

Je suis arrivé trop tard.

Aujourd'hui que Dalida et Barbara ne sont plus là, leurs différences se font plus vives: après une brève période pendant laquelle Barbara dit qu'elle préfère la mort à la vieillesse ("Qu'on ne me voie jamais/Fanée sous ma dentelle", chante-t-elle dans À mourir pour mourir, 1964), elle décide que la mort ne lui compliquera pas la vie - "J'aime mieux vivre en enfer que de mourir en paradis" (Les insomnies, 1978) et subordonne son souci de perfectionnisme à la spontanéité de la "déchirure" parce qu'elle a rencontré l'amour absolu avec son public, le seul pour lequel cela vaut la peine de vivre (Ma plus belle histoire d'amour, 1965). Avec lui, elle entretiendra une relation qui survivra à l'évolution de son art et à la mutation de sa voix.

Le public lui portera un amour inconditionnel qui, loin de l'emprisonner, la libérera, lui permettra de continuer à être authentique, fidèle à elle-même, pour maintenir une ligne de conduite et une intégrité artistique qui n'excluent pas, mais qui impliquent, la possibilité de prendre des risques et de se tromper: ainsi les années vont révéler les multiples facettes d'une artiste en constante rénovation qui, faisant la sourde oreille au dernier cri (du yéyé au disco), tente des incursions - avec des résultats inégaux -dans la comédie musicale et le cinéma. Il est certain que Dalida aussi se rénove et est également infatigable mais, esclave des côtes de popularité, elle court des risques délibérés, en adaptant son image et son répertoire à ce qui est déjà à la mode à l'étranger. L'accueil de son public sera proportionnel au rejet des critiques, qui ont attendu sa mort pour lui reconnaître sa valeur. Dans le privé, Dalida ne réussira pas à se remettre d'une longue période de tragédies et de désillusions qui, ajoutées à la baisse d'une popularité autrefois immense, la mèneront au suicide.

La mort est précisément l'un des thèmes les plus récurrents dans l'œuvre de Barbara, mais sa présence constante, au lieu de l'intimider, la revitalise. Pendant quarante ans, Barbara toujours lucide devant le temps qui passe, se consacre corps et âme à son art et à son public qui, toujours jeune, est le reflet de sa jovialité chronique.

*

"Le seul objet auquel je sois vraiment attachée, ce sont mes lunettes...
Mon piano n'est pas un objet, monsieur,c'est un piano, c'est tout"

Lily Passion à un journaliste, dans l'œuvre musicale Lily Passion (1986)

On a autant spéculé sur l'image de Barbara que négligé l'analyse de l'œuvre à laquelle elle a consacré sa vie. Longtemps avant que Barbara ne soit la très populaire interprète de L'aigle noir (1970) ou l'ermite de Précy (Précy Jardin, 1973) sa legende s'insinuait déjà dans l'interview presque onirique publiée par Jacques Tournier (Barbara ou les parenthèses - Ed. Seghers, 1968). Dans son livre, Tournier -comme Marie Chaix dans le sien (Barbara - Ed. Calmann-Lévy, 1986)- comble les silences ou complète les réponses de la chanteuse avec des conjectures pleines de poésie. Poésie, bien entendu, de fervents fanatiques. Le fait que les deux auteurs des deux seuls livres existant sur Barbara ne soient pas journalistes mais écrivains n'aide pas à dissiper le mythe; je crains, que moi, autre fervent fanatique, n'y réussisse pas non plus.

Comme Lily Passion -la chanteuse incarnée par Barbara dans la comédie musicale du même nom- répète mot pour mot des phrases que Barbara a dites quelquefois à un journaliste ("J'ai passé plus de nuits à chanter que dans les bras d'un homme", "J'ai été mariée il y a longtemps, mais je ne me souviens pas du tout du visage de mon mari") il est tentant de comparer les deux femmes et de croire entendre des lèvres de Barbara, la confession que monter sur scène la terrorise ("J'ai peur/Mais j'avance quand même/Car j'aime") et que quand le spectacle commence, elle est prisonnière d'une force étrange qui la fait chanter d'une voix qu'elle ne reconnait pas ("C'est moi et ce n'est pas moi"). Ce n'est pas en vain que l'on a comparé ses spectacles aux transes d'une prêtresse en plein rite liturgique.

Jusqu'à ce que se soient publiées les mémoires que Barbara avait commencé à écrire, il serait intéressant de relire les déclarations recueillies dans les rares interviews accordées ("Oui, j'aime bien les journalistes. Mais je déteste les questions", dit Lily). Or, ses déclarations sont-elles dignes de foi? L'unique texte qui ouvre la compilation de sa discographie est un véritable "ceci n'est pas une pipe":

Je ne suis pas une grande dame de la chanson
Je ne suis pas une tulipe noire
Je ne suis pas poète
Je ne suis pas un oiseau de proie
Je ne suis pas désespérée du matin au soir
Je ne suis pas une mante religieuse
Je ne suis pas dans les tentures noires
Je ne suis pas une intellectuelle
Je ne suis pas une héroïne
Je suis une femme qui chante.

Dans l'interview accordée à Tournier, Barbara soutient que les paroles des chansons ne sont pas vraiment importantes ("Je mets des mots sur la musique parce qu'il le faut"). Certes, quand le sentiment le demande, Barbara transforme les syllabes en litanie, supplique ou cantilène (La femme d'Hector, de G. Brassens, 1960, Ne me quitte pas, de J. Brel, 1961, Je ne sais pas dire, 1964) et on ne compte plus les errata et les omissions dans les paroles de la compilation. Mais pourquoi alors, écrit-elle elle-même les paroles des innombrables chansons de son répertoire? Pourquoi parmi les 143 chansons de son répertoire, n'y a-t-il que deux chansons sans paroles (fredonnées), Le Passant (1970), et Musique pour une absente (1973)? Pourquoi récite-t-elle pour la première fois en 1993 le texte d'une de ses dernières compositions (Femme-piano-lunettes, créée en 1990) trois ans avant de la mettre en musique?

Barbara interprète des chansons d’autres auteurs, qui cependant semblent la décrire fidèlement, légitimant son image définitive, celle de l'artiste qui, avare de sa vie privée, ne partage son intimité que sur scène ("Mes secrets sont pour vous, mon piano vous les porte/Mais quand la rumeur passe, je referme ma porte" chante-t-elle dans L'enfant laboureur, 1973 de F. Wertheimer): dans des chansons comme Le piano noir, 1987, de D. Thibon et R. Charlebois, le jeu entre l'artiste et son image se recrée ("Vous savez, dira-t-elle à un journaliste, Je ne me suis jamais prise pour Barbara") pour culminer dans Lily Passion, œuvre musicale jouée avec Gérard Depardieu dans laquelle une chanteuse perd sa voix. À mon avis, la fascination exercée par le personnage de Barbara réside dans le fait qu'elle a su être professionnelle, disciplinée et perfectionniste, se tracer une ligne de conduite et même un avenir personnel desquels elle ne s'est jamais départie (elle a commencé à revendiquer son célibat à 30 ans et s'est recluse, à peine âgée de 43 ans, dans la maison dans laquelle elle mourrait), mais jamais elle n'a cessé d'être une femme de chair et de sang avec ses contradictions et ses paradoxes.

Quand sa voix commence à changer, Barbara ne modifie pas son répertoire, ni ne cesse d'interpréter celui de sa jeunesse. De plus, au lieu de se réfugier dans les studios d'enregistrement, elle rend éternels, disque après disque, les instants magiques de ses concerts. De fait, elle n'enregistrera jamais en studio nombre de ses grands succès (comme Sid'amour à mort, 1987) et ses quelques enregistrements studio ne sont souvent que les prémises de grands succès: la version public,chaque fois plus aboutie de concert en concert (Perlimpinpin, 72 (studio); 74, 78, 81, 87, 90, 93 (public)).

Écouter les versions originales des premières chansons et ensuite les interprétations de 10, 20 ou 30 ans plus tard est une expérience incroyable. Dans les différentes versions public de Drouot (74, 78, 81, 87, 90), la voix de Barbara, qui dans la version studio se contente de raconter -plutôt en hâte- un épisode tragique de la vie d'une vieille dame (70), la voix devient de plus en plus lente et grave, jusqu'à ressembler à la plainte de la vieille dame qui raconte l'histoire...

Beaucoup de ce que l´on ignore de la vie de Barbara est marqué dans sa voix, même dans les enregistrements studio. La première version de La solitude (1965) est presque moqueuse; dans la deuxième (1970), la chanteuse reçoit déjà avec un certain respect la visite inopportune parce qu'elle est venue pour rester (ou peut-être qu'intérieurement Barbara continue de s'en moquer dans la chanson et feint la tristesse dans l'interprétation pour donner au public un kitsch plus facile à digérer que le ton légèrement goguenard de la première version).

Même si la mesure préférée de Barbara est le trois temps, elle s´aventure parfois dans le quatre temps, mesure badine en général et pas toujours réservée aux thèmes heureux: J'ai troqué (1958), Si la photo est bonne (1965), Y'aura du monde (1967), Au revoir (1970), Hop là (1970), Rémusat (1972). Parfois le quatre temps est aussi celui du vaudeville: De Shanghaï à Bangkok, de G. Moustaki (1961), Bref (1964), Elle vendait des petits gâteaux, de J. Brun et V. Scotto (1968), Gueule de nuit (1968), L'homme en habit rouge, coécrite avec G. Bourgeois (1974).

Les traces de sa formation classique (Schumann, Fauré, Debussy, Monteverdi) se font évidentes dans les chansons baroques (Au bois de St-Amand, Une petite cantate (1965), Du bout des lèvres (1968) ou les chansons romantiques, des simples mélodies de Attendez que ma joie revienne (1963) ou Dis, quand reviendras-tu? (1963) aux tonalités plus complexes des chansons comme Le sommeil (1968).

*

"C'est beau
L'amour qui dérange
Mais au ciel de ma mémoire
Me revenait tous les soirs
L'ombre de mon piano noir"

"Barbara, Femme-piano (1996)

Si l'on analyse la centaine de chansons écrites par Barbara, il y en a peu sans contradictions, dans lesquelles on trouve uniquement de la joie ou de l'espoir à l'état pur: Toi (1965), Regarde (1981). De la même manière, elle illumine de lueurs vivaces quelques-unes de ses chansons les plus tristes (Le mal de vivre, 1965). De plus, il n'y a pas de roses sans épines et la cyclotymie se fait patente et dans la musique et dans les mots (Le soleil noir, 1968), Le bourreau, 1972, Il automne, 1978).

Dans de nombreuses chansons, Barbara est la femme qui sabote ses propres histoires d'amour et, les jugeant condamnées, les interrompt "à temps": dans la première chanson qu'elle enregistre, J'ai tué l'amour (1958), elle chante "J'ai tué l'amour/Parce que j'avais peur/Peur que lui n'me tue/A grands coups de bonheur"; dans Parce que (je t'aime)(1967), "C'est parce que/Je t'aime/Que je préfère/M'en aller", dans Amours incestueuses (1972), "Pour que ne ternisse jamais/Le diamant qui nous fut donné/J'ai brûlé notre cathédrale", dans Sables mouvants (1993), "Un jour/Demain/Je partirai/Sans rien te dire/Sans m'expliquer". Les autres amours impossibles, qui lui arrachent un sourire sardonique sont les amours adultères (Paris 15 août, 1964), mais les amours contre lesquelles Barbara bute plus systématiquement sont les amours incestueuses, passions fatidiques par excellence, qui se consument et se consomment même hors-la-loi (de l'espièglerie de Si la photo est bonne, 1965 où la femme d'un juge se prend de sympathie pour un délinquant juvénile, à Lily Passion, 1986 où la chanteuse tombe amoureuse d'un assassin en série qui ne tue que dans les villes où elle chante). Mais elle ne devra pas se livrer à ces amours, parce qu'elles seront fugaces et, par essence, désespérées et marginales (dans Le bel âge, 1964! "Moi pour lui, lui pour moi/Et nous pour personne"). Par contre, au milieu de la frénésie, l'expérience d'une maturité précoce ne lui permet pas de perdre la tête: de sang froid, Barbara décide quand il faut terminer la relation et, sans se lamenter, encourage l'amant -non comme le ferait une mère mais plutôt une tante pleine de sagesse- à tourner la page. Une seule fois, elle se place du côté du perdant (du plus jeune): quand s'achève l'idylle dans Églantine (1971) "l'enfant veuf" pleure la mort... de sa grand-mère.

Barbara dit dans une interview qu'il n'y a rien de plus émouvant que de voir un couple passer, avec le temps, de la passion à la tendresse, "mais" ajoute-t-elle, "lorsqu'on cherche l'absolu...". Pour cela, parce que l'amour qu'elle célèbre est un transport, la musique qui l'accompagne est une valse frénétique, un tourbillon qui empêche de penser (Gare de Lyon, 1964). L'unique bonheur possible est celui de la folie, le bon sens abîme la magie, (La déraison, 1981), la rend domestique.

Du thème de l'impossibilité d'un amour absolu et durable à la fois paraît surgir l'insatiable recherche de l'idéal dans l'illusion fugace qu'offre -au client ou à la fille- la prostitution: jusqu'aux années 60, la putain paraît être un personnage "à clef" derrière lequel se cache la femme pour revendiquer dans la chanson la recherche du plaisir comme fin en soi. Barbara rarement décrit la putain comme victime (et quand elle le fait, c'est avec des textes appartenant aux autres: La chanson de Margaret, de P. MacOrlan et V. Marceau ou La complainte des filles de joie, de G. Brassens); en général il s'agit d'une battante ou d'une libertine sans complexes (J'ai troqué, 1958, Gueule de nuit, 1968, Hop là, 1970).

Le seul autre extrême semble être celui du célibat. Pendant quelque temps, les femmes de Barbara se balancent entre la promiscuité et la chasteté:...J'ai troqué, 1958 ("J'ai troqué mes chaussettes blanches/Contre des bas noirs"), Toi, 1965, ("Tu m'as faite, au premier matin/Timide et vierge, vierge et catin"). Dans La solitude (1965), une sinistre figure suit la femme (qui "veut encore rouler des hanches"). Confondant le désir sexuel avec la pulsion vitale, l'auditeur peut croire qu'elle parle de la mort, mais non, c'est de la solitude, plus concrètement du célibat -avec toutes ses connotations d'il y a trente ans- avec lequel la femme se résigne à vivre.

La mort, qui apparaîtra sans déguisements dans d'innombrables chansons, Barbara la regardera toujours dans les yeux, impassible, mais chaque fois avec un regard différent: celui d'une orpheline de père ("Je veux que tranquille il repose/Je l'ai couché dessous les roses", Nantes, 1963), celui de l'insomniaque effrayée par le mort qui revient ("Qui es-tu pour me revenir?/Quel est donc le mal qui t'enchaîne?", Au cœur de la nuit, 1966), celui des proches -sincères ou non- qui assistent à l'enterrement ("Ah, je voudrais, rien qu'un instant/Les voir sur la dalle froide", Y'aura du monde, 1966), celui de l'âme compatissante qui prie pour le repos de ceux qui sont partis ("Oh, que du moins soit exhaucée/Leur dernière prière", Quand ceux qui vont, 1970), celui de la femme défiante qui tourne le dos au memento mori ("Au dernier souffle de ma vie/Il ne prendra qu'un corps sans vie", Le bourreau, 1972), celui de la conscience qui nous rappelle que "C'est du temps de leur vivant/Qu'il faut aimer ceux que l'on aime" (C'est trop tard, 1972), celui de l'orpheline de 40 ans, cette fois-ci de mère (sans paroles dans Musique pour une absente, 1973, "On peut être une orpheline/En n'étant plus une enfant", Rémusat, 1974).

Avec la même compassion qu‘elle éprouve envers ses morts et ses amants, Barbara raconte des moments cruciaux de l'histoire de toute une galerie de personnages incompris (Marie Chenevance, coécrite avec J.L. Dabadie, 1965), désespérés (L'amoureuse, 1968), troublés (Joyeux Noël, 1968), décrépits (Drouot, 1970), abandonnés (le petit-fils d'Eglantine, 1972) ou quelque peu sinistres... (Monsieur Victor, 1981) Avec un peu moins de patience, elle avertit les hypocrites qu'on "voit leurs cartes" (Y'aura du monde, 1966, Les rapaces, 1967); elle réserve son indignation aux responsables de la violence (Perlimpinpin, 1972). Toujours en contact avec la société à laquelle elle appartient, Barbara déclare pour la première fois sans ambiguïté dans Le soleil noir (1968), que jamais elle ne reniera les causes auxquelles elle croit et, après avoir essayé de "ne plus jamais vous parler de la pluie", elle vit une brève "heure de nonchalance" mais ne parvient pas à oublier le côté obscur de la vie ("Mais un enfant est mort/Et le soleil est noir"). Treize ans plus tard, dans Mille chevaux d'écume, on trouve l'antithèse: Barbara propose la musique comme moyen d'évasion, même momentanée, aux maux de ce monde. En revanche, une Barbara toujours plus engagée politiquement partage sa joie de la victoire de Mitterand (Regarde, 1981); s'associe aux manifestations des étudiants (Les enfants de novembre, 1986), se désespère devant l'apparition du SIDA (Sid'amour à mort, 1987) et plaide pour la cause de l'Arménie (Pour toi, Arménie, 1989).

Dans d'autres chansons, le message appelle la mythologie (Marienbad, texte de F. Wertheimer, 1973) ou le pouvoir symbolique de quelques animaux: mante religieuse, Barbara "croque le mari/Qui rôde à mon alentour" (dans Ni belle ni bonne, coécrite avec L. Gnansia, 1964, sa voix coïncide avec celle de l'autre (Barbra), nasale, joueuse et jazzy aussi à cette époque; curieusement Streisand ne tardera pas à enregistrer un disque en français intitulé Je m'appelle Barbra). Les métaphores obscures et ambiguïtés de L'aigle noir (1970) font de la chanson le symbole du mystère Barbara; beaucoup ont cru voir en elle son autoportrait. Dans La louve (texte de F. Wertheimer, 1973), Barbara est encore une fois une femme fatale qui met en danger les relations conjugales des petites brebis (comme dans le poème homonyme d´Alfonsina Storni).

Depuis toujours, Barbara garde le contact avec la nature; qu'elle vive ou non en ville, Barbara chante le jardin, le village, l'arbre, le lac et le sol; ses chansons ne s'éloignent jamais beaucoup de la forêt. Dans cet espace païen, intemporel et inquiétant, d'un calme douteux, flotte la tension sexuelle primitive. Dans la forêt, on fait des promenades quasi innocentes de contes de fées (Ce matin-là, 1963), on saisit l'instant (Le temps du lilas, 1963), on ne sait pas avec certitude ce qui arrive (Pierre, 1964), on confond l'âge adulte et l'enfance (Au bois de St-Amand, 1964) ou on se donne rendez-vous avec les morts (Au cœur de la nuit, 1966). Dans Le temps du lilas, Barbara qui "a vécu" -trente ans à peine- conseille aux "jeunes" de ne pas s'arrêter de danser "la valse qui nous fait la peau douce" ni de gaspiller le fruit à peine mûr du paradis terrestre. Dans Ce matin-là, la femme se lève tôt pour aller au bois ramasser les premiers fruits de la saison qu'elle offrira à l'homme quand il se réveillera. Chant bucolique de la dévotion conjugale? ne fût-ce que pour une phrase: "Tant pis pour moi, le loup n'y était pas". Finalement, Pierre semble peindre une image idéale du bonheur conjugal: la femme attend à la maison le retour de l'homme, pensant à lui rappeler que le toit de la remise a fui. La nuit tombe, le feu crépite et il ne cesse de pleuvoir. Tout à coup, un bruit. Ce n'est rien, sans doute un oiseau de nuit qui fuit (sous la pluie?). Après, on entend une voiture qui se rapproche. La femme est certaine que c'est Pierre, mais la chanson nous éloigne de la scène sans nous donner le temps de nous assurer qu'il ne s'agit pas d'un porteur de mauvais présages.

*

"Ah! Monsieur, répond la petite bonne
Ce que vous me dites n'a rien qui m'étonne
Que je m'y prends mieux que Madame, pardi
Tous les amis de Monsieur me l'ont déjà dit"

Fragson, Les amis de Monsieur

Barbara commence son répertoire avec des succès populaires du début du siècle. Après, surtout dans les années 60, elle écrit des mélodies simples et parfaites (qui nous sont familières dès la première écoute) et, en changeant de tonalité, lie plusieurs variations de la même strophe dans une même chanson. C'est l'époque de ses plus grands succès. La remastérisation de diverses versions de la même chanson permet d'observer l’évolution des arrangements des succès des années 60 jusqu'à la version définitive: souvent les chansons se dépouillent de la basse et de la flûte à mesure que Barbara et son piano prennent davantage d'aplomb. Même si plus tard, des guitares distortionnées, des pianos électriques et même des batteries électroniques se superposent à son interprétation intimiste, les versions public, plus dénudées, continuent de refléter sa tendance au minimalisme...

Dans les années 70 déjà, Barbara commence à composer des chansons dans divers mouvements, avec deux ou trois tonalités et des mesures différentes dans la même chanson (L'amoureuse, 1968 est un des prototypes de la nouvelle tendance). De nouveaux arrangements apparaissent, comme les dissonances insolites qu'elle incorpore, au son de rythmes africains, aux textes de Rémo Forlani dans le spectacle manqué Madame (1970). C'est une étape expérimentale et plus extravertie. Dans L'aigle noir (1970), son perfectionnisme obstiné se laisse porter par la musique et elle va jusqu´à pardonner au batteur qui perd la mesure à la fin de celle qui sera sa chanson la plus populaire... En somme, la femme qui autrefois chantait: "Je ne sais pas dire je t'aime" crie aujourd'hui (en duo avec F. Wertheimer et au son de guitares électriques déchaînées) "Je t'aime" dans la chanson homonyme, avec un texte du même F. Wertheimer.

Dans la période suivante, les vers se raccourcissent et la poésie devient plus impressionniste, plus jazz, plus image et instant, coup de pinceau et phrase découpée. Barbara juxtapose des substantifs (depuis Le soleil noir, Tu sais et Le testament, 1968 jusqu'à Mille chevaux d'écume, 1981). Sa nouvelle esthétique musicale composée de vers très courts culmine dans le spectacle Lily Passion (1986): "Il fait bizarre sur la ville/Trottoirs-miroirs/Hagard-cafard/Blafard-Départ". D'autre part, interpréter dans les concerts les anciennes chansons faites de vers longs et compliqués la laisse hors d'haleine.

Les influences étrangères qui apparaissent dans les années 60, avec le tango et le fox-trot (Monsieur Capone, 1973) et la bossa nova (Clair de nuit, 1973), traversent les années 80 avec un Tango Indigo (1986) digne de Piazzola et arrivent aux années 90 avec un soupçon de gospel (Le jour se lève encore, 1993), swing (Lucy, 1996) et blues (Vivant poème, 1996).Tout au long du voyage, le haubois de Barbara s'est converti en saxo grognon; déjà depuis l'album Seule (1981), le phrasé en studio est plus grave et plus théâtral, comme dans ses derniers concerts.

Quelques particularités dans son interprétation la rendront incomparable: l'annonce des consonnes qui ouvrent le vers suivant tout en fermant la dernière voyelle du vers précédent, surtout dans des chansons comme Nantes; les sauts vocaux des graves aux aigus dans La Solitude et d'autres chansons. Avec les années, les soupirs, murmures ou silences qui ajoutent sensibilité à son interprétation de chansons comme Maîtresse d'acteur, de L. Xanroff, 1958 gagneront, en profondeur au profit d'un dramatisme exacerbé devant le public, son "amant de mille bras".

Si les chansons de Barbara peuvent s'écouter maintes et maintes fois, c'est parce qu'il y a toujours quelque chose de nouveau à découvrir dans son interprétation: la mélodie de Seule (1981) est très simple et l'accompagnement se réduit à l'alternance élémentaire entre un accord mineur et sa dominante. Or, Barbara interprète cette mélodie dans une succession atypique de tonalités (mi mineur, sol mineur, la bémol mineur, fa mineur) qui, par la superposition de textures, donne à la composition l'inexprimable qui caractérise la bonne musique.

De sa voix affleurent toujours une nouvelle nuance, une ombre ou un trait imperceptibles à la première écoute. Interprète équilibriste, Barbara se balance entre le désespoir et l'ironie. Elle sait créer un climat et tout à coup, en une phrase, sortir de l'angoisse de la chanson et nous lancer un clin d'œil, déformant l'image qu'elle vient de créer, celle que l'on croyait vraie, unique, définitive. Peut-être cette image définitive n'existe pas, ou peut-être est-ce une fusion de ses deux derniers autoportraits:

"Ma vie
Ma vie comme j'ai su
Comme j'ai pu
Comme j'ai voulu
Belle ma vie belle"

Barbara, Femme-piano-lunettes, 1993

"J'ai vu passer ma vie
L'usure
La morsure du temps
Et c'est la fin de mes printemps
Mais j'aime la vie
Belle ma vie
De théâtres en théâtres
J'allume mes nuits
Belles mes nuits
Quand j'avance dans la lumière"

Barbara, Femme-Piano, 1996

Peut-être Barbara élude ou dément nos images provisoires parce que -sage artiste des amours- elle sait qu'ainsi elle nous maintiendra captifs. Mais peut-être parce que sa voix capture l'instant de la rencontre indicible, nous laisse-t-elle l'entendre vieillir sans pudeur. Aujourd'hui comme hier, Barbara nous réunit près du lac de plus en plus profond de sa voix pour nous émerveiller avec ses multiples réverbérations.
Chemazzo, 1998
perazzo@un.org