ÉCRIVAIN PUBLIC



Réflexion faite!...




L'article qui suit a été publié en version abrégée dans l'édition du Vendredi 05 Mars 1999 du journal Le Devoir.

Non au virage à droite sur le feu rouge!

Il appert des propos tenus récemment par le Ministre des Transports, Guy Chevrette, que s’il n’en tenait qu’à lui, il autoriserait d’emblée le virage à droite sur le feu rouge (VDFR). "Fondamentalement, a-t-il déclaré, il y a l’économie d’énergie, les gaz à effet de serre, l’économie de temps et l’économie en général. On va regarder et analyser les rapports, on va essayer de voir pourquoi on s’obstine à prétendre que ce n’est pas sécuritaire", donnant à entendre que la mesure l’était selon lui, ce qui va totalement à l’encontre des conclusions auxquelles en sont arrivés ses propres experts, soit ceux de la SAAQ (rapport Dussault), ainsi que ceux du CAA et de la Ville de Montréal qui a pour sa part élaboré sa propre expertise faisant siennes les données des experts du ministère et dont les propres conclusions, entérinées par le Comité Exécutif, ont été soumises à l’Assemblée nationale en même temps qu’une demande de moratoire quant à l’adoption de la réglementation pertinente.

Pour des raisons de sécurité évidentes, tous ces experts s’entendent pour dire que le VDFR ne devrait pas être autorisé au Québec et en particulier à Montréal où le comportement des automobilistes diffère considérablement et par la négative de celui des automobilistes des autres grandes villes canadiennes dont Winnipeg. L’analyse des données d’accidents disponibles en Amérique du Nord et auxquelles réfèrent les experts démontre en effet que le VDFR a amené une hausse significative des accidents reliés au virage à droite, soit une hausse globale de 59% pour les cyclistes, de 44% pour les piétons en général mais de 100% pour les aînés, et de 9% pour les accidents avec dommages matériels seulement, précisant notamment que de 30 à 60% des automobilistes ne font pas d’arrêt au feu rouge avant de tourner à droite et que 20% d’entre eux effectuent un virage à droite malgré une interdiction claire à cet effet, sans compter l’inconfort dû au conflit des automobilistes circulant sur leur feu vert et de ceux utilisant la rue transversale et n’immobilisant pas leur véhicule avant de tourner à droite et cette mauvaise habitude qu’ont les automobilistes impatients à un feu rouge situé sur une artère principale d’utiliser les rues résidentielles locales parallèles pour sauver du temps. On cite également le cas de tous ceux qui ne regardent qu’à gauche, et non des deux côtés, avant d’effectuer un virage à droite.

Il appert par ailleurs de ces expertises que pour éviter d’alourdir davantage le bilan des accidents, plusieurs villes en Amérique du Nord où le VDFR est actuellement permis ont dû l’interdire à certains endroits, comme aux carrefours où le virage à droite en double ligne est autorisé et là où on retrouve une densité de piétons non négligeable. On fait également référence à la confusion pour l’automobiliste qui voit à un carrefour donné plus d’une information sur les manœuvres qu’il peut effectuer, confusion qui pourrait varier et même augmenter en passant d’une ville à une autre.

Au chapitre de l’économie d’énergie envisagée à l’échelle du Québec advenant la mise en application de la mesure, on parle d’une réduction d’à peine .15% de la consommation totale de carburant, ce qui représente environ deux millions de dollars annuellement pour l’ensemble des conducteurs québécois.

Il ressort des données de ces expertises que les avantages anticipés au chapitre de la mobilité et qui semblent constituer l’enjeu majeur du VDFR sont loin d’être significatifs et sont de toute évidence nettement inférieurs à ceux ayant trait à la sécurité au point qu’il appert du rapport préparé par le Ville de Montréal que si le virage à droite sur le feu rouge était autorisé dans la province Montréal envisagerait d’installer des panneaux de signalisation à tous les points d’entrée de la ville pour indiquer que la mesure ne serait pas permise sur son propre territoire.

L’un des arguments fréquemment soutenus par les tenants de la mesure consiste à dire que nous serions les seuls en Amérique du Nord à ne pas autoriser le VDFR, ce qui, en plus de n’être pas pertinent au débat, est faux, la Ville de New-York étant un bel exemple d’exception notoire à ce chapitre. En réalité, c’est l’Amérique du Nord qui est l’exception en la matière et plus particulièrement nos voisins américains dont les automobilistes n’ont pas nécessairement la réputation de chérir outre mesure les piétons qui font tout au plus figure de pacotille à leurs yeux, voire de nuisance publique, et dont on se contentera bien souvent de monnayer la valeur le moment venu.

Quant à l’argument du désengorgement, il ne fait pas davantage le poids sans compter qu’il y a bien des façons pour les automobilistes d’améliorer leur sort à ce chapitre, et, par ricochet, celui de ceux qu’ils côtoient et qui ne sont pas en voiture, tout d’abord en modifiant de façon significative leur approche face aux autres usagers, en particulier les piétons et les cyclistes, et vice versa, et puis par l’emploi de mesures par ailleurs très simples et fort peu coûteuses comme une utilisation plus rationnelle du transport en commun et du covoiturage et un réaménagement de la cédule de travail.

Le fait que monsieur Chevrette favorise à ce point l’adoption de la mesure nous incite à penser qu’il y a bien longtemps qu’il a circulé à pied à Montréal et nous amène à lui suggérer, avant de passer à l’action, de renoncer pour un moment, lors de son prochain passage dans la métropole, à la relative sécurité de sa limousine et de son chauffeur au profit d’une ballade à pied au centre-ville tout en s’attardant aux carrefours les plus achalandés, dont la plupart, incidemment, ne semblent pas disposer de feux de piétons, le temps d’essayer de comprendre pourquoi ceux qui se déplacent autrement qu’en voiture dans des endroits où la concentration de véhicules automobiles est particulièrement élevée ont une perception du problème si diamétralement opposée à la sienne.

Depuis que j’habite Montréal il ne m’a pas été donné souvent de pouvoir traverser une seule intersection d’importance sans que le feu pour piétons qui s’y trouve, lorsqu’il y en a un, ne se mette à clignoter et ne tourne à l’orange, puis au rouge, me contraignant à accélérer la cadence et même à courir pour compléter ma périlleuse traversée, devant souvent me contenter de me rendre au centre de la chaussée et m’efforcer d’y rester immobile un bon moment avant de poursuivre mon odyssée. Or, je suis en excellente santé et en pleine possession de mes moyens. Imaginez ceux qui ne le sont pas, à commencer par l’aveugle!

En ce qui me concerne, j’en suis encore à trouver un seul argument pouvant me faire militer en faveur de l’adoption de la mesure, en particulier à Montréal où, au détriment de la sécurité la plus élémentaire, courtoisie, civisme et savoir-vivre ne font plus partie du vocabulaire courant d’un trop grand nombre d’usagers, toutes catégories confondues, et où, à de trop nombreuses occasions, le centre-ville fait figure de jungle en matière de circulation automobile, y compris en dehors des heures de pointe, quand ce n’est pas tout bonnement l’anarchie, et en cette matière il semble ne pas y avoir d’âge ou de sexe. À l’évidence, la situation ne pourra qu’empirer une fois la mesure adoptée, le retour aux bonnes manières n’étant pas pour demain et le nombre des usagers du réseau routier augmentant sans cesse et de façon assez fulgurante notamment en ce qui concerne les cyclistes dont plusieurs ont délaissé ces dernières années les pistes cyclables souvent trop encombrées au profit de la rue, sans oublier le nombre sans cesse croissant de planchistes et patineurs de tout acabit.

Manque flagrant de discipline, vitesse excessive, désordre et conduite dangereuse sont monnaie courante, en particulier à l’approche des intersections, à preuve notamment tous ceux qui prennent souvent de trop grands risques en circulant sur le feu orange ou qui brûlent régulièrement les feus rouges, y compris en ligne droite, forçant même ceux qui ont le droit de circuler sur le feu vert à s’immobiliser uniquement pour les laisser passer. Puis, il y a tous ceux qui ne s’immobilisent tout simplement pas aux carrefours non protégés par des feux comme tels, ou, au mieux, qui se contenteront de stops à l’américaine, et ceux qui, ayant daigné immobiliser leurs véhicules à un carrefour donné se remettront en marche avant même que le feu n’ait viré au vert, pour ceux qui sont à un feu, non sans que ceux se trouvant derrière n’entament leur concert de klaxons pour les inciter à s’exécuter au plus tôt.

Et que dire de tous ceux qui tournent à droite à une intersection donnée malgré qu’une flèche verte à la verticale leur indique d’attendre avant d’effectuer la manœuvre, ou de ceux dont les véhicules ne sont jamais complètement immobilisés aux intersections, grugeant sans cesse la zone piétonnière, quand il y en a une, forçant les piétons qui veulent traverser à effectuer une manœuvre de contour souvent dangereuse, ou de ces automobilistes qui sortent d’une entrée ou d’un stationnement situé à proximité d’une intersection et dont le véhicule enjambe le trottoir pour finalement se retrouver sur la chaussée sans jamais s’être assurés que la manœuvre pouvait être effectuée en toute sécurité? Que dire encore de tous ceux qui n’utilisent pas leurs clignotants ou les utilisent mal, qui n’ont pas l’habileté nécessaire pour conduire et tenir une conversation téléphonique en même temps, qui circulent en voiture dans les rues piétonnières, comme sur Prince-Arthur à Montréal, sans oublier tous ces cyclistes qui se rendent plus ou moins visibles selon l’heure à laquelle ils circulent et qui brûlent les feus rouges ou roulent sur les trottoirs et à contresens dans les rues, et de tous ces piétons qui traversent aux intersections alors que le feu est rouge ou qui traversent entre deux intersections? Et j’en passe!

Songeons seulement aux accidents et abus que le VDFR va entraîner, sans compter que dans peu de temps la porte sera ouverte pour la mise de l’avant de d’autres réglementations officialisant d’autres pratiques toutes aussi abusives et par ailleurs fort courantes, ce qui pourrait aller par exemple, si l’on devait extrapoller à la limite la logique de l’exercice que l’on s’apprête à faire, jusqu’à autoriser le virage à gauche au feu rouge et même le passage en ligne droite au feu rouge, et, ultimement, jusqu’à l’enlèvement complet de tous les feux rouges et des arrêts aux intersections. Après tout, le but de l’exercice n’est-il pas d’améliorer le flux de la circulation automobile et d’économiser temps et énergie?

Sommes-nous bien certains qu’il nous faille légitimer le virage à droite sur le feu rouge pour monter en grade dans l’échelle des sociétés dites civilisées? En lieu et place de l’adoption de cette mesure à la fois inutile et inconvenante dans le contexte actuel et avant qu’il ne soit trop tard, que diriez-vous, monsieur le Ministre, de relancer, tout en l’adaptant aux circonstances, cette campagne que votre ministère avait mise de l’avant il n’y a pas si longtemps encore et qui visait à promouvoir la personne avant toute chose, l’accent étant mis sur un retour aux sources en matière de courtoisie, de civisme et de savoir-vivre sur les routes, l’exercice visant à convaincre tous les usagers, quels qu’ils soient, qu’il y va de leur propre intérêt de respecter les règles de prudence et de sécurité les plus élémentaires? Cette campagne pourrait très bien être assortie de cours d’appoint pour les conducteurs en herbe et même de la réinsertion aux horaires de cours des écoles primaires et secondaires de leçons obligatoires portant sur les règles de base du civisme et du savoir-vivre en général.

Il ne sera jamais trop tard pour réévaluer la situation lorsque toutes les conditions gagnantes auront été réunies.

D’ici là, je ne vois pas la pertinence, et encore moins l’urgence d’aller de l’avant avec la mesure.

RENÉ JULIEN


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